Palimpseste


"Un texte peut toujours en lire un autre, et ainsi de suite jusqu’à la fin des textes." Gérard Genette, Palimpsestes, 1982


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TABLE DES MATIÈRES

I. Premier temps, l'épitaphe de Fadia Nice
II. Deuxième temps (1), à relire l'épitaphe, naissance d'un personnage dans un mouvement
II. Deuxième Temps (2) : Les noms des personnages livrent quelques indices
III. Troisième Temps (1) : Émergences de quelques îlots, futur archipel du récit
III. Troisième Temps (2) : Entre l’épitaphe et moi, d’incertaines silhouettes s’interposent sur l’écran du temps, de la mémoire et de l’inspiration
IV. Quatrième temps (1) : Recherche et découvertes, un deuxième texte épigraphique
IV. Quatrième Temps (2) : Les muses me donnent de voir la statue comme si j’y étais...
IV. Quatrième Temps (3) : Comment on sait ?
V. Cinquième Temps (1) : Promenade à Narbonne, souvenirs et nouvelles idées
V. Cinquième Temps (2) : Le texte issu de cette promenade
VI. Sixième Temps : Rencontre avec un éditeur
VII. Septième Temps : Les carnets de Jean Cubaud : mes personnages ont un visage
VIII. Huitième Temps (1) : Le travail de documentation
VIII. Huitième Temps (2) : Le plausible et le vraisemblable, nos seules limites
VIII. Huitième Temps (3) : Comment pensaient-ils ?
IX. Neuvième Temps : Fadia Nicé en librairie
X. Dans la courbe du temps
XI. L'esclavage au XXIe siècle et l'enfance de Priam : Souvenir de monsieur S., hommage à Biram Dah Abeid et à tous les militants d'IRA Mauritanie
XII. Fadia Nicé, Marseille et la biofiction
XIII. Dernier état du palimpseste : Sit tibi terra levis


I. Premier temps, premier texte (le seul le vrai, l’épitaphe de FADIA NICE), premières rencontres



D. M.
FADIAE NICE
CONIVGI - KARIS

SEX - FADIVS - PRIAMVS
Tout au fond du musée d’Archéologie méditerranéenne de Marseille, dans le coin le plus éloigné de la porte d’entrée, trois petits cubes de pierre blanche sont alignés, chacun sur un socle en bois clair. Presques identiques, ils sont fermés par un couvercle en forme de toit à deux pentes, avec des acrotères protubérants. Ils présentent sur le devant des décorations sculptées : guirlandes de fruits, cornes d’abondance, têtes, masques, béliers, oiseaux. Ce sont des urnes cinéraires d’époque romaine. Celle du milieu porte l’inscription transcrite ci-dessus. Je travaillais alors au musée. Mes collègues Catherine Thomas et Claire Reggio avaient imaginé un atelier d’initiation à l’épigraphie latine à partir de cette épitaphe. Nous le proposions aux élèves de collège qui venaient visiter les collections. Nous leur faisions lire et comprendre :

D.M - Aux dieux Mânes
FADIAE NICE - à Fadia Nicé
CONIVGI - KARIS - à son épouse très chère
SEX - FADIVS - PRIAMVS - Sextus Fadius Priamus

Je lisais avec eux : Fadia, Fadius, femme et mari. J’avais appris à l’université que les Romaines, en se mariant, ne prenaient pas le nom de leur époux, mais gardaient leur gentilice, c’est-à-dire le nom de leur famille. Or ceux-là, Fadius, Fadia, portaient le même nom, ce n’était pas « normal ». J’ai eu envie d’en savoir plus. C’est ainsi que toute l’histoire a commencé...

Claire, merci une nouvelle fois pour ton soutien tout au long du projet !
Catherine, toi qui as quitté ce monde, toi qui manques à ce monde, je ne t’ai pas oubliée. Tu as été présente à la rédaction de chaque page, et ton souvenir, à chaque mot, est encore présent.

II. Deuxième Temps (1) : À relire l’épitaphe, naissance d’un personnage dans un mouvement

J’ai décidé d’en savoir plus sur les époux Fadia et Fadius. Je retourne au musée. Je longe lentement les longues vitrines claires, écrins de verre où des mains modernes ont déposé avec émotion l’œuvre de potiers grecs ou de bronziers étrusques. Et au fond de la longue salle, le sépulcre de Fadia Nicé. Une classe d’école entre, l’espace se remplit d’un brouhaha désordonné que des voix adultes parviennent à canaliser, puis à apaiser. On fait asseoir les enfants pour qu’ils observent les scènes de la mythologie sur les vases historié. J’entends par-dessus les vitrines des bribes d’explications. Je regarde à nouveau le nom des deux époux.
Fadia. Elle a pour surnom Nice, qui en grec se prononce Nikè.
Fadius porte les tria nomina, les trois noms des citoyens romains : prénom, gentilice, surnom. Mais soyons prudents dans notre interprétation, car cela ne signifie pas automatiquement qu’il soit lui-même citoyen. Les affranchis portaient aussi les trois noms de leur ancien maître. Son prénom est Sex(tus), écrit en abrégé, comme toujours en latin. Son gentilice, Fadius. Son surnom, Priamus, ce qui veut dire Priam. Je lis encore une fois le nom des deux époux et j’y lis leur histoire. Ils portent des surnoms grecs : Nikè, la Victoire, déité ailée à la poitrine arrogante comme celle de Samothrace, et Priam, l’homérique roi de Troie. Ce sont des noms d’esclaves. 
La classe s’est levée, elle s’avance le long des vitrines, un élève se détache du groupe, il pointe du doigt un objet qui l’amuse et appelle « Maîtresse, maîtresse » et alors je le vois, le petit Priam, à l’âge de ce garçonnet, dans sa tunique courte, ses cheveux blonds dorés par le soleil, sa peau hâlée par les travaux de basse cour auxquels on l’astreignait malgré son jeune âge. Il se précipite, Priam, dans l’atrium, en criant « maîtresse, maîtresse », mais il n’était plus du tout question d’une maîtresse d’école, j’entends clairement sa voix fraîche qui appelait domina et sa précipitation était telle qu’il manqua de glisser sur le sol de mosaïques et qu’il aurait fini la tête la première dans le bassin au centre de la pièce si une femme de la maison ne l’avait attrapé par les épaules et retenu dans ses bras. Ils rirent tous les deux.  
– Qu’est-ce que tu lui veux, à la domina ? Pourquoi nous déranger ? Elle fait la sieste, tais-toi !
– Sextus Fadius arrive, Sextus Fadius arrive, s’écrie le petit esclave essoufflé...
Un personnage est né.


II. Deuxième Temps (2) : Les noms des personnages livrent quelques indices


Elle s’appelle Nikè, comme la déesse de la victoire.  Il s’appelle Priam, comme un roi de la mythologie. Ce sont donc des esclaves. Les Romains adoraient affubler leurs serviteurs du nom de héros de légende ou de célébrités du monde grec, synonyme pour eux de culture. Pourquoi pas ? Je connais bien des chiens qui répondent au nom de Narcisse ou de Napoléon, des chats qu’on appelle Artémis.
Mais il s’appelle aussi Sextus Fadius, elle s'appelle Fadia. Ils ont donc été affranchis. Après leur affranchissement, les esclaves portaient le nom de leur ancien maître :
- les femmes, qui n’avaient droit qu’au nom de famille, prenaient ce « nomen gentilice »
- les hommes prenaient le praenomen et le nomen gentilice
- ils gardaient en cognomen (surnom) leur ancien nom d’esclave.

Nous pouvons donc dire avec certitude que Nicé fut affranchie par un Fadius, et que Priamus fut affranchi par un Sextus Fadius. Ils étaient très certainement les esclaves du même homme.


III. Troisième Temps (1) : Émergences de quelques îlots, futur archipel du récit

Quand il est né, Priam n’était pas tout à fait un homme aux yeux qui l’ont vu naître, aux mains qui l’ont langé, à Sextus Fadius qui a accepté dans sa maisonnée l’enfant dont il n’était pas le père, mais le maître. Priam n’était pas une chose tout à fait, c’était un petit être de chair qui vivrait ou mourrait, les dieux en décideraient, né du ventre d’une femme qui n’était pas tout à fait une femme ni tout à fait une chose. Marchandises humaines, mère et fils, propriétés privées, force de travail, bras à exploiter, un être bienvenu car un esclave de plus enrichissait la maisonnée. La mère de Priam fut félicitée de son heureuse délivrance. De la maîtresse de maison elle reçut en cadeau un coffret de bois serti de nacre, et Sextus Fadius lui donna quelques pièces sur lesquelles elle préleva de quoi offrir un sacrifice d’encens aux Bonnes Mères. Ce n’est pas elle qui choisit le nom de son fils. Un nom de roi pour un esclave, Priam prince d’épopée, Priam aux cinquante filles et aux cinquante fils, qui pleure d’homériques larmes sur le cadavre d’Hector, son enfant adoré dont le cruel Achille souille trois fois le cadavre autour des murs de Troie.
Et Virgile chante Énée. Tum vero ingentem gemitum dat pectore ab imo, ut spolia, ut currus, utque ipsum corpus amici tendentemque manus Priamum conspexit inermis. Sur le temple que Didon a fait édifier pour Junon, Enée voit représentés les hauts faits de la guerre que les Grecs ont portée dans sa ville, et Virgile chante qu’Enée « alors, pousse un immense gémissement du fond de sa poitrine, en voyant les dépouilles, les chars, le propre corps de son ami Hector et les mains tendues de Priam, désarmées. »
Hexamètre dactylique. Virgile se chante ainsi, en allongeant les voyelles longues que l’on surligne d’un trait et en pointant les courtes, en élidant les voyelles finales devant un mot commençant par une autre voyelle, avec six mesures par vers, Virgile se chante ainsi :
Et ainsi déclamait dans la salle d’étude le fils aîné de Sextus Fadius au moment où naissait Priam. Le précepteur hochait la tête, faisant semblant d’être moyennement satisfait de son élève qu’il faisait répéter encore et encore. Il accompagnait chacune de ses remarques d’un reniflement nerveux, et le froncement de ses sourcils accentuait les rides en forme de trapèze au-dessus de son nez aquilin. Le jeune Sextus Fadius ne s’y trompait pas. Il se savait excellent élève et en avance pour son âge mais il reprenait, sans rechigner, aussi souvent que son pédagogue le lui demandait. Maître et élève avaient une commune passion pour les aventures des héros, les fables imagées pleines d’animaux doués de parole, et les exploits divins. Sextus Fadius le père passait quelquefois la tête à travers l’embrasure, souriant intérieurement à l’image future de son fils, poli et bien éduqué, qui saurait tenir son rang dans les triclinia de la bonne société. Et pour faire plaisir à son fils aîné, il affubla pendant des années tous les esclaves qui naissaient dans la maisonnée de noms empruntés à l’Iliade ou à l’Enéide.


III. Troisième Temps (2) : Entre l’épitaphe et moi, d’incertaines silhouettes s’interposent sur l’écran du temps, de la mémoire et de l’inspiration

Je cherche le geste de Sextus Fadius Priamus, son apparence, son attitude, l’agencement du lieu où ont résonné et gémi ses prières. Pour l’heure il n’est qu’un fantôme qui pleure, vêtu de blanc, debout devant un sarcophage de trente centimètres de côté, dans un coin du Musée d’Archéologie méditerranéenne de Marseille. Je sais pourtant que les Anciens coloraient de vives couleurs l’étoffe de leurs habits et que les jours de deuil ils s’en allaient hirsutes, mal peignés, mal rasés, déchiraient leur tunique. Je le sais mais de tenaces images classiques imprègnent mes représentations : statues de marbre blanc, acteurs de péplums grandiloquents, reconstructions mentales qu’il me faut apprendre à corriger pour composer une image plus juste du passé. C’est la différence entre savoir et voir. Dans ce brouillard épais de dix-huit siècles j’ai pour me repérer quelques lanternes que je tâcherai d’utiliser au mieux. Les connaissances acquises lors de soirées studieuses ne sont pas à mépriser. Les époux Fadii, je me suis déjà fait d’eux une idée, car je sais lire leur langue, le latin de l’épigraphe sur l’urne de marbre, et je comprends aussi ce que veulent dire leurs noms. Je me suis fait d’eux une idée, mais une idée abstraite. Pour passer du savoir au voir, pour que les époux prennent corps, voix et vie, pour ne pas seulement dire, mais montrer, il me faut un souffle de plus. Il me faut dépasser les limites de mon propre espace, de mon propre temps, de mon propre moi. Rappeler dans mon ciel déserté la Muse divine qui par Homère chantait, que Virgile invoquait, Muse fille de Mémoire. Je suis de mon siècle, laïque et prosaïque, je la nomme imagination.
Et ma main qui trace ces mots, faite de chair et de vie, un jour sera cendre ou poussière de terre – qui se souviendra de mon nom ?
J’en appelle à la Muse : que mon âme un instant éclairée – une étincelle de l’univers, puisse franchir à rebours le magma vorace du temps avant d’être engloutie au trou noir du devenir. Mânes de Fadia Nice ! de Sextus Fadius Priamus ! Êtes-vous disposés à m’entrouvrir une brèche ? Me permettez-vous de vous mettre en scène ? Je vous supplie humblement de pardonner mes erreurs de transcription : avant même de commencer, je sais déjà que de votre vie je ne donnerai qu’une idée déformée. L’astigmatisme temporel est trop fort pour pouvoir être pleinement corrigé.

Muses qui savez tout, déesses dont le chant fait oublier les maux du pénible présent, vous êtes filles de Mémoire, vous faites résonner les couloirs de l’Olympe. Elle sait tout de ce qui est, de ce qui a été et sera, Mnémosyne - la Mémoire, la sœur du Temps, de Téthys, et de l’Océan. Muses qui mélangez vos voix jusqu’à l’oubli, permettez qu’un instant insensible au soleil, j’entrevoie l’invisible dans la courbe du temps.


IV. Quatrième Temps : Recherches et découvertes dont se nourrit mon inspiration
1. Un deuxième texte épigraphique !

L’urne de Fadia Nicé porte le numéro d’inventaire 1678. Elle fut trouvée par Pietro et Felice Cartoni en 1825 à Ostie. Elle est datée du IIe siècle après J.-C.
OSTIE, l’antique port maritime de Rome !

Je n’ai que peu de certitudes. Sextus Fadius Priamus est-il vraiment devenu en grandissant l’époux attentionné que j’aime imaginer ? Sa dédicace aimante n’est-elle pas plutôt une vaine formule, une phrase obligée ? De quelle couleur étaient les yeux, les cheveux et la peau de Fadia Nicé ? Est-elle morte un soir d’été ? Et qui sait si aux côtés de son époux ne la pleuraient pas trois ou quatre enfants ? Au fait, un maître esclavagiste peut-il être « bon » ? Mais une chose est sûre, l’épitaphe le dit pour qui sait lire les noms : Priamus fut affranchi par un Sextus Fadius, et il prit le nom de son ancien maître. Nicé fut affranchie par un Fadius, et elle prit le nom de son ancien maître. Je veux que ce soit le même Fadius, Sextus de son prénom. Je cherche un homme du IIe siècle après J.-C. du nom de Sextus Fadius. Je n’ai pas de mal à le trouver. À Narbonne, c’est une célébrité et sur internet, sa page perso sort en premier. Elle est très bien référencée. On y apprend qu’en 149 après J.-C., les ouvriers du « collège des subaediani », c’est-à-dire les membres d’une association professionnelle qui tenaient leurs AG dans la salle à côté du temple, ces ouvriers donc ont décidé d’élever sur le forum de Narbonne une statue à leur protecteur Sextus Fadius Secundus Musa. Celui-ci viendra leur verser le 27 avril prochain, date de son anniversaire, la coquette somme de 16.000 sesterces, en compagnie de ses enfants et de son petit-fils Jucundus. Il en profite pour glisser que celui-ci est de rang sénatorial, c’est-à-dire riche et puissant, au plus haut de l’échelle sociale. Vanité toute paternelle qui traverse les âges. Tous les ans à la même date, au cours d’un joyeux banquet et s’ils sont bien habillés, les ouvriers pourront se partager les intérêts acquis. La lettre officielle, dont on a la copie certifiée conforme gravée sur le piédestal de la statue, stipule très clairement « sans limitation de durée ». Autant le signaler. S’il se trouve parmi mes lecteurs des membres du collège des subaediani de Narbonne, ils pourront se faire connaître au Bureau du Corpus des Inscriptions Latines, XII, 4393 (Gaule, Empire romain). Depuis l’année du consulat d’Orfitus et Priscus, ça doit faire de sacrés arriérés ! Dommage qu’il n’y ait pas la photo de Sextus Fadius Secundus Musa sur le site web. C’est qu’on n’a pas retrouvé sa statue. Peut-être à la prochaine mise à / au jour ? Pour l’heure le socle est vide, au Musée archéologique du Palais Vieux de Narbonne. Un jour, je le promets à Nicé, j’irai le voir en vrai. Quand j’aurai relu en entier le nom de ce dignitaire gallo-romain, ses honneurs municipaux jusqu’au sommet de sa carrière, flamine d’Auguste chargé du culte de l’empereur divinisé, alors je porterai mon regard en hauteur, je le porterai au-delà et Mnémosyne tracera pour moi sur la transparence de l’air l’épaisseur d’une existence dans les quatre dimensions de l’espace et du temps.

Lien vers le site du CIL - CORPUS INSCRIPTIONUM LATINARUM

C'est à la Bibliothèque du Musée d'Archéologie que j'ai travaillé sur le CIL et que j'ai lu de nombreux autres articles. Je voudrais ici remercier son bibliothécaire, Stéphane BORDELAIS, pour son accueil, son écoute, ses conseils.

Narbo(nne) [Martius]

IV. Quatrième Temps (2) : Les muses me donnent de voir la statue comme si j’y étais...

Je ferme les yeux au temps présent, et je les lève à une tout autre époque, vers une statue de marbre grandeur nature perchée sur un piédestal qui me dépasse d’une tête, orné d’une inscription régulièrement disposée à l’intérieur d’un cadre mouluré dans la pierre. Nous sommes en 149 après J.-C., sous le règne de l’empereur Antonin, et la statue de Sextus Fadius Secundus Musa est toute neuve, avec son socle. L’inscription précise que le vieillard dont les traits sont fixés dans la pierre est le premier à occuper la dignité de flamine depuis la reconstruction du temple ; c’est que Narbonne a brûlé, voilà quatre ans, et qu’il a fallu rebâtir, réparer, panser les plaies. Fadia Nicé n’est déjà plus de ce monde et Priam, affranchi mais toujours au service de la compagnie maritime de Fadius, aborde la quarantaine. Il vit en Italie, à Ostie, et il n’a pas eu l’occasion de voir la sculpture qui représente son ancien maître. Celui-ci est représenté debout, campé sur sa jambe gauche, la jambe droite de côté et légèrement fléchie, le talon à peine soulevé. C’est un homme dynamique au menton volontaire. Entre les paupières ourlées, son regard énergique est parfaitement rendu, en couleur, par le pinceau du peintre de statues. Des mèches souples dansent sur son front aux bourrelets épais. Les marques des années que le sculpteur n’a pas cherché à trop dissimuler, n’entament en rien la force de son caractère. Son bras gauche supporte le poids des pans lourds de la toge qui le drape et dont les plis retombent en courbes harmonieuses. À l’arrière-plan de la statue, le fût cannelé de six colonnes ioniques devant la façade du petit temple municipal de Rome et d’Auguste. Un groupe de jeunes gens en sort en discutant. L’un d’entre eux fait les frais de leurs plaisanteries autour d’une certaine Lydia. En riant ils rejettent en arrière le pan de leur habit dont, par piété, ils s’étaient voilé la tête à l’intérieur du temple. Ils s’apprêtent à traverser la longue place rectangulaire et s’écartent à peine pour éviter les deux amis de toujours qui se sont rencontrés au pied de la statue de Sextus Fadius Secundus Musa et qui commentent les courses de la veille. Une mendiante bossue s’approche pour demander l’aumône, ils la chassent d’un geste méchant. Elle va tenter sa chance auprès des marchands ambulants installés sous le portique entourant le forum de Narbonne, et qui s’époumonent à vanter leurs denrées. La foule s’éclaircit, les ombres rapetissent. Bientôt le soleil donnera en plein sur le Capitole dont la façade de marbre ferme la perspective du forum. Le crieur public montera l’escalier monumental pour annoncer midi, indifférent aux sculptures gigantesques qui ornent le fronton, Jupiter trônant entre Minerve et Junon. Sur les premières marches, une femme a posé ses paniers chargés de victuailles pour reprendre son souffle. Son fils la tire par l’épaule et tend le doigt pour lui montrer un vol d’oies sauvages qui traverse le ciel en formant un grand V. Quand elle se relève pour regagner ses pénates, son attention est attirée par des gamins qui détalent juste à temps pour échapper à deux vigiles urbains décidés à leur faire passer le goût des graffitis. Les vigiles haussent les épaules. Le plus grand des deux lance un regard ténébreux à la femme qui baisse les yeux et s’éloigne aussi vite que le poids de ses paniers le lui permet, criant à son rejeton de se presser un peu. L’autre vigile enlève son casque et s’éponge le front. Puis ils rejoignent leurs collègues au poste de garde et guettent le cri de l’esclave public en haut de l’escalier du temple, qui sonne pour eux l’heure de la relève. Ils ont une revanche à prendre aux dés. Mais à peine se sont-ils mis en route vers leurs quartiers qu’ils doivent s’arrêter pour laisser passer un cortège officiel arrivant de la via Domitia. Autour d’eux les badauds se bousculent, cherchant sur la pointe des pieds à apercevoir le légat provincial dans sa chaise à porteurs escortée de soldats et précédée des licteurs qui portent le faisceau. On papote et ceux qui sont bien informés parlent avec assurance du procès qui doit s’ouvrir aujourd’hui. Leur fonction policière impose aux deux joueurs de dés, malgré leur impatience, de rester au garde-à-vous. Venant en sens inverse, et bloqué lui aussi par le cortège du légat, un marin attend que la voie se libère, se balançant d’une jambe sur l’autre. Il ne sait pas lire, et ces bonshommes de pierre en haut de leur socle, disséminés sur le forum, ne l’intéressent pas, mais quand il passe devant la statue flambant neuve plantée devant le temple de Rome et d’Auguste, il reconnaît Sextus Fadius Secundus Musa. Un léger sourire de mépris s’imprime sur sa joue. « De plus en plus vieux, mais toujours aussi vaniteux » pense-t-il de celui à qui il doit apporter un message. Sortant du forum par l’angle derrière le Capitole, il s’enfonce dans de petites rues, cherchant dans le rythme de la marche son centre de gravité terrestre, combattant le tangage qu’il sent en dedans. Il arrive de Portus Gaditanus, le port de l’antique Cadix, et il a du mal à s’orienter dans Narbonne. Il y a grandi, mais il n’y était pas revenu depuis l’incendie qui a ravagé une bonne partie de la ville. Plusieurs fois il doit demander son chemin. Tiens, ici il y avait un savetier. C’est quoi maintenant ? Un orfèvre ! Le quartier devient chic, par Bacchus ! et le voici qui siffle. Un vieux palefrenier qui marche un peu devant prend le sifflement pour lui et se retourne. Le marin lui fait signe que ce n’est rien et il continue. Souvenirs, souvenirs. Dans cette boulangerie, la fille de la maison, bonne comme le pain chaud... Il ne résiste pas à l’envie d’entrer voir. « Eh l’ami » l’arrête le boulanger, un gros courtaud aux jambes arquées, « tu ne vois pas que je suis en train de fermer ? Reviens après la sieste ! » Il retrouve à l’oreille l’accent chantant de son enfance. « Tant pis pour la fille » se dit-il, « je ne saurai pas ». Et il rigole à l’idée qu’elle ait pu marier ce gars-là. D’un geste machinal il se baisse au carrefour pour ramasser trois petites pierres qu’il pose sur l’autel des Lares compitales, refait à neuf et tout pimpant, et il marmonne une formule rituelle. Il est bientôt rendu. Ici, les maisons sont moins les unes sur les autres, elles sont surtout plus vastes, et pourvues de jardins. Il remarque les échafaudages qui dépassent du toit de chez les Ranii, si c’est toujours eux qui habitent ici. Il tourne une dernière fois et saisit le heurtoir de bronze suspendu à une haute porte mal entretenue. « Si le bateau était aussi mal peint que ça, » se dit-il « ça fait longtemps que nos oreilles auraient chauffé. Mais à terre, c’est bien connu, tous des glandeurs. »

Lien vers le musée archéologique de Narbonne

IV. Quatrième Temps (3) : Comment on sait ?

Que venait faire ce marin, sous le règne de l’empereur Antonin, chez Sextus Fadius Secundus Musa ? Nous n’en avons qu’une vague idée. Il est fort probable que le vieux papy si fier de son sénateur de petit-fils, n’ait pas daigné recevoir en personne cet esclave insignifiant qui lui apportait un message de la part du représentant de sa compagnie à Gadès. Car Sextus Fadius Secundus Musa n’était pas seulement un notable local chargé de hautes fonctions municipales et religieuses. C’était aussi – et surtout – un entrepreneur du grand commerce interprovincial. Un armateur et un marchand d’huile, à la tête d’une grande compagnie : siège social à Narbonne, bureaux d’export à Gadès, avec des agents dans toute la Bétique pour superviser l’achat et le transport de l’huile, bureaux d’import à Ostie, l’antique port de Rome. Au fait, Gadès ça veut dire Cadix et Bétique ça veut dire Andalousie.
– Comment on sait ?
– Eh bien c’est avéré, comme Lutèce ça veut dire Paris, Durocortorum ça veut dire Reims...
– Non : comment on sait pour Sextus Fadius Secundus Musa ?
– Ah ! Je vais vous expliquer.
Rome était la capitale du monde. Du sien, le romain – le monde, quoi. Rome avait un million de bouches. Un monstre, une goulue, un gouffre. Des bouches qu’il fallait nourrir. Les dirigeants s’en occupèrent : du pain et des jeux. Sous la République, on commença par réguler le marché en empêchant la spéculation en période de pénurie et en fixant les tarifs. Les citoyens pauvres bénéficiaient d’une certaine quantité de blé à prix subventionné. Peut-être pas par souci humanitaire. Car si la plèbe a faim, l’émeute n’est pas loin. Il n’empêche, ça évitait d’avoir faim. Puis les distributions devinrent même gratuites et deux cent mille personnes pouvaient en bénéficier à l’époque d’Auguste. Ça s’appelait l’Annone. Je ne garantis pas les chiffres, je n’étais pas là pour compter.
Deux cent mille ! Les assistés ! Remarquez, pour eux, c’était aussi pratique que naturel. Ils étaient au centre du monde. Avec plein de provinces conquises tout autour. Pourquoi s’embêter ? Les autres avaient qu’à pas avoir perdu la guerre. Or ils avaient perdu. Par ici le blé. Allez, ce n’était pas aussi caricatural que ça, on ne réquisitionnait pas, on ne saignait pas les provinces, on levait juste un impôt, et les producteurs étaient payés, et pas forcément mal. Sous l’Empire les régions productrices comme la Sicile ou l’Égypte semblent plutôt prospères. Entendons-nous. Quand je dis « les producteurs », je veux bien sûr dire les propriétaires des producteurs. Quel rapport avec Sextus Fadius Secundus Musa ? Attendez, ça vient. Avec le pain, c’est bon d’avoir un peu d’huile. Et le service impérial de l’Annone organisait non seulement l’achat, le transport, le stockage et la distribution de blé, mais aussi d’huile d’olive. Nous y voilà. Tout était contrôlé par l’Etat, mais celui-ci passait des contrats avec des armateurs privés. Et chaque année les bateaux accostaient à Ostie, aux bouches du Tibre, déchargeaient leurs chargements d’amphores et de sacs de blé qu’on transbordait sur des péniches qui étaient halées pour remonter le Tibre jusqu’aux immenses entrepôts installés le long du fleuve à l’approche de la Ville. Imaginez les quantités ! Car à côté des pauvres, il y avait aussi des fonctionnaires qu’on payait parfois en nature, et des esclaves publics, c’est-à-dire appartenant à l’Etat, qui avaient besoin de manger eux aussi. Imaginez les quais, la logistique, le personnel, les greniers remplis de blé, les hangars où l’huile était stockée dans de grandes jarres à demi enterrées ! Et après ? Le blé, il était en vrac ou bien dans des sacs de toile. Éventuellement ça se réutilise. En tout cas ça s’autodétruit. Ecolo le sac à blé, complètement biodégradable. Par contre le tesson... De la saloperie la terre cuite. Ça bat tous les records de longévité, le plastique n’a qu’à remballer. En plus c’était tellement bon marché les amphores qu’on ne se donnait pas la peine de les réutiliser. On les cassait et on les jetait. Je vous jure ! Quelle mentalité ! Au début ça s’appelait un dépotoir. Maintenant, ça s’appelle le mont Testaccio. 700 mètres de circonférence et 36 mètres de hauteur, rien que de tessons d’amphores agglutinés à la chaux. Une caverne d’Ali Baba pour archéologues. Les archéologues sont de fins limiers et de bons interprètes. Ils adorent faire des puzzles et jouer aux rébus, énigmes et devinettes. Ils retrouvent la forme des récipients. Les trois quarts de ceux qui composent le mont Testaccio étaient de grosses amphores à huile bien rondes et bien pansues, provenant de Bétique, l’antique Andalousie. Et ce n’est pas tout, les tessons parlent aussi. On peut parfois y lire le nom des négociants, peint en rouge. Un Sextus Fadius Secundus apparaît sur vingt-cinq d’entre eux, dont certains sont datés de 149 après J.-C., l’année où Orfitus et Priscus étaient consuls. Notre Sextus Fadius Secundus Musa ? Très certainement. Car l’on sait par ailleurs que le transport de l’huile espagnole avait été en grande partie confié par les services de l’Annone aux naviculaires de Narbonne. Ils possédaient un comptoir à Ostie.
Je promène mon souvenir sous les pins parasols qui ombragent les ruines de cette ville d’Ostie, le port antique de Rome, et qui embaument l’air. Je sors des arcades du théâtre et je fais le tour de la place des Corporations, où chaque seuil était décoré d’une mosaïque en noir et blanc. Ce qui reste de celle des armateurs narbonnais nous montre une tour à gradins et un bateau dont la voile est déployée et les cordages bien tendus, qu’on décharge ou qu’on charge à l’aide d’une sorte de grue au bras articulé. De part et d’autre de l’inscription NAVI NARBONENSES sont figurées deux feuilles de lierre, le motif préféré du mosaïste qui en a rajouté une au mât du bateau en guise de drapeau. Les mailles se resserrent, les liens se font, et il n’y a plus de doute sur le vaste réseau que possédait dans toute la Méditerranée occidentale le patron du collège des ouvriers de Narbonne. Vous voyez que ma muse ne m’avait pas menti : Priam et Nicé, affranchis de Fadius Secundus, travaillèrent à Ostie au comptoir de sa compagnie. Ils avaient grandi ensemble en Narbonnaise, à l’époque d’Hadrien, le prédécesseur d’Antonin. Mon récit commencera, comme j’en ai eu l’intuition avec ce petit garçon qui s’écriait « Maîtresse ! », dans la campagne de Narbonnaise, quand le jeune Priam file à toute jambe annoncer à la domina l’arrivée de son dominus.



Un grand merci à l'archéologue Franco Tella qui a eu la gentillesse de m'y recevoir et de me faire visiter en détail la zone des fouilles républicaines et l'atelier pédagogique du Testaccio.
Publication : Roma antica dal Mediterrano al Tevere. Porti, merci, mercanti, Edilazio, 2016


V. Cinquième Temps (1) : Promenade à Narbonne, souvenirs et nouvelles idées


Me voici à Narbonne, Fadia Nicé. Je t’avais dit que j’y viendrais. Tu ne peux pas savoir comme ça a changé. Tu t’y perdrais. J’ai fait ton chemin vers le port, du clos de la Lombarde aux rives de l’Atax, laissant l’arrière du Capitole à main droite et les portiques du forum, et j’ai suivi la voie Domitienne qui reliait l’Italie à l’Espagne. C’est bientôt Noël. Comment te dire pour que tu comprennes ? C’est à la même saison que les Saturnales et c’est une belle fête, aussi. Sur la place de l’hôtel de ville, on donne ce soir un son et lumière sur la façade médiévale du palais des Archevêques : comment te dire pour que tu comprennes ? Les dalles de la voie Domitienne, retrouvées par les archéologues sous les débris accumulés des siècles, et d’habitude offertes en contrebas de la place à la curiosité des passants, sont aujourd’hui masquées par une patinoire encerclée d’une foule joyeuse occupée à ses achats au son des rengaines de fête. Cela m’est égal de ne pas voir la pierre que sans doute tu foulas. Ce morceau de matière n’est qu’un témoin tangible, certifié par les savants, que la route passait bien par là. Ce qui me donne plus d’émotion, c’est l’empreinte du passé dans le tracé actuel de la ville. C’est de savoir que la rue Droite bordée de vitrines illuminées et de cafés à la mode est la via Domitia et que ton fantôme peut-être y flotte joyeusement de pouvoir encore y déambuler. Je ne méprise pas les quelques blocs de pierre au-dessus desquels glissent les jeunes patineurs malhabiles : sans eux je ne saurais pas que je marche sur tes pas. J’ai franchi le seuil de l’hôtel de ville, ancien palais des archevêques, j’ai traversé le passage surmonté de voûtes couleur ocre qui mène à la cathédrale. L’édifice n’est qu’un immense chœur tout en hauteur du gothique finissant, et à cause de l’époque on n’a pas pu finir l’édifice car la peste est passée par là. Les travées du transept et du début de la nef sont à ciel ouvert, inachevées, arrêtées au départ des voûtes et les grandes fenêtres rectangulaires sont vides, sans verrières, sans défense contre la transparence du ciel. L’écran est transpercé par l’air. Au musée archéologique, j’ai salué le spectre invisible de ton ancien maître Sextius Fadius, perché sur son socle qui n’est vide qu’en apparence, et j’ai fait connaissance avec deux potes à lui, Aponius Cherea, riche armateur du IIe siècle qui faisait affaire avec la Sicile, et Titus Junius Fadianus, peut-être un parent du côté maternel puisqu’il porte en cognomen un dérivé du nom de Fadius. Sa mère était peut-être une Fadia. Quoiqu’il en soit, il a fait graver l’inscription suivante pour son « frère très pieux », Tiberius Junius Eudoius :
Aux dieux mânes de son frère très pieux, Tibérius Junius Eudoius, naviculaire maritime de la CIPCNM, signé Titus Junius Fadianus, sévir augustal de la CIPCNM et fermier des mines de la rive droite.
La CIPCNM ! Autrement dit la fameuse Colonia Iulia Paterna Claudia Narbo Martius, à savoir Narbonne. Et dire que je déplore l’usage immodéré des sigles dans notre langage d’aujourd’hui. Comme on dit, « on n’a rien inventé ». Mais revenons à nos zozos. Naviculaire maritime, ça veut dire armateur, et c’est daté du IIe siècle. Donc collègue ou concurrent de Fadius Musa. Pas forcément cousins, mais sûr qu’ils se connaissaient. Ce qui m’amuse toujours, c’est la discrétion et la modestie des dédicants. Parce que pour adresser nos prières aux mânes du frangin, on n’a pas un besoin incompressible de savoir que le bonhomme faisait fortune sur le dos des esclaves des mines et qu’il était par conséquent très riche, et fier de l’être. Et puis sévir augustal, à savoir l’un des six prêtres chargés du culte de l’empereur Auguste divinisé, ça en impose aussi. Remarque, sur ce point non plus, les usages ne se sont pas perdus. Si l’on va saluer tes mânes à toi, Fadia Nicé, au musée d’archéologie de Marseille, on peut faire à l’entrée du bâtiment un peu d’épigraphie contemporaine. En lettres rouges sur pierre polie :

Classé monument historique le 29 janvier 1951
L’hospice de la Charité a été restauré à partir
de 1957 sous la magistrature municipale de Gaston Defferre
Cette plaque a été apposée le 25 février 1989 à
l’occasion de l’inauguration du Musée d’archéologie
méditerranéenne par Robert P. Vigouroux maire de Marseille


Et cela fait venir à mes lèvres le même sourire amusé et vaguement condescendant. Car en lisant ces lignes, moi contemporaine, je superpose des couleurs aux noms des deux maires, je les surligne en rose. Mais si je relis ? Nulle part il n’est fait mention de leur parti politique, de leurs idées, de leurs convictions. Une seule chose compte : l’honneur de la magistrature. Être du cercle des notables. Le reste ? Qu’importe ?
Mais revenons au musée de Narbonne. Une ancre en bois, superbe et gigantesque. Le bas-relief d’un âne autour d’une meule avec un chien. Irrésistible envie de chatouiller le pied d’Hercule. Et puis les peintures, les mosaïques. Je me suis demandé lesquelles étaient chez toi : la paroi de faux marbre surmontée d’un motif répétitif de médaillons tout ronds, façon psychédélique ? Assez mode je crois. Je vois assez bien Julia Eporina aimer celui-là. Plus que le mur dans les tons rouges, avec des motifs végétaux et en haut comme des éléments de claustra en bois sur un fond vert pétant. Un peu commun, vous ne trouvez pas ? Et au mur d’un triclinium, on n’a qu’à dire que ce serait chez tes voisins, deux figures, dont l’une à qui manque aujourd’hui la tête, et l’autre avec une corne d’abondance, sous un édicule en niche arrondie, bel effet de trompe-l’œil. Quant aux mosaïques, beaucoup de noir et blanc, on voit qu’ils étaient de la même bande que les gars d’Ostie ! Ma préférée, c’est un pavement d’atrium liseré de noir avec une bande blanche, entourant le tapis d’ensemble, simple tessellatum noir, c’est-à-dire des petits cubes réguliers de mosaïque, avec çà et là, jetés au hasard, des éléments de marbre aux formes variées (quand on veut faire genre, on dit : mosaïque en signinum). Au centre, l’emblema figure une rosace géométrique en noir et blanc. Sur le seuil, également en noir et blanc, un rinceau. Et là je la vois, Julia Eporina, roulée dans la farine par l’entrepreneur sous le regard complice de Priam qui se retient de faire des œillades à ce dernier, tout en approuvant le style de ces morceaux disparates, de diverses couleurs, jetés çà et là dans le tapis noir : « Je t’assure maîtresse, ça fait très tendance. » En fait, l’entrepreneur, il lui refourguait les chutes d’un précédent dallage, luxueux celui-là, en opus sectile, c’est-à-dire en marqueterie de marbre, avec de grands morceaux découpés pour former des figures, déjà que ça lui avait rapporté une fortune, alors pourquoi ne pas arrondir encore la somme ? « Tu verras, Julia ma domina, toutes tes amies te l’envieront, c’est trop top à la mode, d’enfer ! » Priam connaissait sa maîtresse, il n’avait pas eu beaucoup à se fatiguer. La commission fut coquette.
Et puis mes pas m’ont portée jusqu’au clos de la Lombarde. Quartier nord de la ville antique, faubourg chicos de l’époque, c’est là que tu vivais, je crois. Quelques vestiges de murs aperçus de loin derrière un grillage et une grille verte. Oserai-je te le dire, Nicé ? Je vais te faire frémir. La zone des fouilles est bordée juste au nord par le mur du cimetière de la ville : là où tu as vécu – que tes Mânes me pardonnent d’avoir à te le confier – est aujourd’hui le domaine des morts. Mais ne parlons pas de ça. Voyons plutôt les abords de la ville. Sextius Fadius serait ravi : à peine a-t-on quitté l’autoroute (sortie de l’A9 Narbonne Est), que voit-on au premier rond-point ? Une énorme amphore romaine, en symbole de la ville. Quelle postérité !
J’étais à Narbonne, Fadia Nicé, et tes pas fuyaient dans les miens, et je cherchais à suivre ton chemin dans les rues de la ville, mais parfois sur un même sol se succèdent des villes différentes, qui par hasard portent le même nom, mais qui naissent et qui meurent sans se rencontrer, et la ville qui s’appelait Narbonne n’est-elle pas une tout autre ville que celle qui se nomme ainsi aujourd’hui ? Peut-être par un passage souterrain à un angle du grand horreum trouverait-on le moyen de les mettre en communication, mais de retour à la surface, on n’est plus dans le même pays. Car les fleuves sont facétieux, voire coquins : ils changent de lit. Et le rivage où embarquèrent jadis les esclaves de Sextus Fadius, à l’embouchure de l’Atax, a disparu. Et le rivage où abordèrent les bateaux qui les portèrent sur les ondes où jouaient les divines Néréides, sous la protection de Castor, de Pollux et d’Isis, le rivage d’Ostie lui aussi a changé. L’Atax, devenu l’Aude, n’est plus le même fleuve. Il a modifié son cours, il n’arrose plus Narbonne. Et la mer aussi s’est éloignée de la ville. Bouderie des éléments, la grande capitale du Sud de la Gaule est devenue une jolie petite provinciale. Antiques naviculaires, vos proues hardies, vos nefs chargées d’amphores ne pourraient, aujourd’hui, atteindre les abords de ce port magnifique, que Strabon vantait pour son cosmopolitisme et l’activité de son commerce, et qu’il appelait le port de la Gaule toute entière. Et le majestueux Tibre, Tiberis le barbu, confortablement couché dans ses statues de pierre sur un lit d’apparat où il cajole sa corne d’abondance, Tiberis a voulu se dégourdir les jambes, et las de la routine d’un trajet millénaire, il s’est détourné d’Ostie et l’a offerte aux sables. Ostie a dépéri. Obéissant au dieu fleuve, les hommes sont partis. Au XIVe siècle, ceux de Narbonne se sont montré moins pieux envers les puissances naturelles : puisque leur fleuve ne voulait plus couler, ils ont fait un canal dans son ancien lit. Narbonne a pu rester un port fluvial jusqu’à l’époque moderne ; et si la ville n’est plus la même, au moins une autre ville occupe-t-elle le sol où marchait Nicé. Ostie n’est plus une ville. À Narbonne, rue Jean Deschamps, la courbe des immeubles HLM rappelle l’antique amphithéâtre au-dessus duquel, sans doute, ils reposent, et à la place du sanctuaire provincial d’Auguste, des enfants viennent jouer à la balançoire et au toboggan. À Ostie ne vivent plus que les fantômes, et les hommes qui foulent ses allées ne sont que de passage.

Ostie. Un ciel pur, et des pins parasols, grands, majestueux, dont les branches balancent lentement leur poids au-dessus des allées caillouteuses bordées de talus herbeux. Des murs à hauteur d’homme qui ont perdu leurs toits. De la brique partout, parfois un peu de pierre, et le dessus des murs défaits est cimenté. On peut grimper partout sans danger, explorer, se faufiler dans des espaces carrés qui devaient être des cours, des atriums, des jardins, des chambres, des salons. Au-dessus des têtes, le ciel un point c’est tout. Même au-dessus du Capitole dont ne restent que les marches, droites et en nombre impair, pour que l’on puisse commencer et finir la montée de l’escalier du pied droit, moins « sinistre » que le gauche. Fous ces Romains ? Je ne sais pas. Superstitieux, n’en doutons pas ! Ici et là, quelques colonnes marquent l’entrée d’un tablinum. Plus de toits, mais des sols. Mosaïques partout, même sur la grande place derrière le théâtre redressé avec tous ses gradins. Mosaïques en noir et blanc, souvent. Décoration des thermes : Amphitrite languide entraînée par des chevaux marins et dans la salle à côté, un Neptune ondulant et néanmoins campé avec son trident, qui l’attend sur son char. Autres thermes, autre thème, des rinceaux fabuleux dans une rosace ronde. Mais il y a aussi, debout quant à eux, les immeubles de rapport à quatre, cinq, sept étages ; des entrepôts de brique ; une taverne qu’on appelle thermopolium. La mer ? C’est plus loin, et le sable y est noir. La mer ne baigne pas le site antique d’Ostie. Qui n’est plus une ville. Qui n’est plus qu’une ruine. À Ostie tu te perdrais moins, Nicé, tu t’y reconnaîtrais, mais ton fantôme qui s’amusait à se glisser dans la foule vivante d’un décembre à Narbonne, ton fantôme ici ne verserait-il pas quelques poussières de larmes sur ces maisons abandonnées, ces murs conservés à demi seulement, que le temps a figés, où l’on ne vit plus ?

V. Cinquième Temps (2) : Le texte issu de cette promenade


La compagnie de Sextus Fadius Secundus était prospère. Son fils aîné le secondait depuis Rome, le deuxième à ses côtés, à Narbonne. Le cadet voyageait de par le monde sous prétexte d’ouvrir de nouveaux marchés à son père, qui n’en avait nullement besoin, mais surtout pour faire du tourisme et écouter les leçons de prestigieux professeurs partout où il le pouvait. Tout le monde était satisfait, sauf peut-être Julia Eporina qui s’ennuyait toujours très vite de ses fistons chéris. Elle se consolait en se faisant lire et relire leurs lettres. Elle en composait aussi de fort longues, auxquelles elle joignait des poèmes de sa composition, inspirés de Catulle ou de Stace. Elle s’était même offert un répétiteur, qui lui faisait apprendre des vers et corrigeait ses hexamètres. Sa bibliothèque s’étoffait. Elle faisait repeindre la pièce au fond du jardin pour y installer ses armoires à rouleaux et y aménager un salon de lecture.
Elle regardait les peintres rincer leurs pinceaux et aligner les pots contre le mur pour les trouver prêts le lendemain, quand elle sentit une présence dans son dos.
– Bonsoir, maîtresse.
– Bonsoir Priam, tu viens voir l’avancée des travaux ?
– Comme tous les soirs. Avec ta permission.
Julia Eporina leva les yeux vers le visage avenant du grand jeune homme qu’était devenu Priam, visage où brillaient des yeux bleus plein d’intelligence, et elle lui sourit, ravie de trouver quelqu’un qui apprécie son initiative.
– Regarde, dit-elle, ils ont terminé les encadrements.
À mi-hauteur de chaque mur, deux petits panneaux étaient réservés pour un travail ultérieur. Régulièrement répartis, ils étaient entourés d’une large bordure rouge sombre qui se détachait sur le fond noir des murs, et reliés entre eux par des accolades des fines guirlandes de feuilles monochromes, qui formaient comme des festons dans la partie haute des murs.
– Je vais y faire peindre des scènes épiques, qu’en penses-tu ? Tu ne trouves pas que le noir est une couleur épique ?
Priam n’en pensait pas grand-chose. Depuis les lointaines leçons de Polycratès, il avait d’ailleurs eu le temps d’oublier ce que voulait dire épique, tâchant surtout de bien apprendre à compter pour veiller aux affaires de l’armateur. Il acquiesça cependant, pour ne pas fâcher sa maîtresse.
– Et entre les tableaux, » continuait cette dernière, « il y aura de grands personnages, en buste peut-être, ou en pied, je ne sais pas encore. Homère et Virgile, ça c’est sûr. Pour les autres je ne sais pas encore. Il y a tant de grands auteurs. Le choix va être difficile. »
– Et pourquoi pas les Muses, puisqu’il y a neuf places, trois sur chaque mur ?
– Eh oui, pourquoi pas ? Priam, tu as toujours de bonnes idées !
Flatté du compliment, Priam se sentait fier. Il en avait fait du chemin, depuis qu’il gardait des poules dans la villa de campagne, et il s’estimait justement récompensé de sa persévérance à gagner la confiance de ses maîtres. Pendant que les peintres, leur rangement terminé, saluaient discrètement et s’éclipsaient, à peine gratifiés d’un regard de Julia Eporina qui ne prit pas la peine de les féliciter, il pensa à ce jour de mars où il avait pris ses fonctions d’organisateur des chargements de la société Sextus Fadius & Filii. Il travaillait aux bureaux du port depuis quelques années déjà, mais ce jour-là, il avait commencé à avoir des responsabilités et, pour la première fois de sa vie, à commander à d’autres. Prétextant un bonjour à donner au passage à une connaissance, il était parti seul de la maison de Fadius Secundus. D’habitude, il faisait route à travers les rues matinales de Narbonne en compagnie des quelques autres employés qui logeaient dans la domus. Mais ce matin-là, Priam voulait être seul pour savourer le goût de son succès. Il s’était fait raser de près, et le froid mordait ses joues encore rougies par la lame. Un vent soufflait du nord-ouest, rapide sur le ciel dégagé. Tout en s’emmitouflant dans son manteau de laine, il cherchait à garder une contenance digne de l’importance de sa nouvelle tâche. Sans doute se l’exagérait-il un peu, imbu de lui-même et persuadé qu’il ne s’en tiendrait pas là. De même qu’il était parvenu à ce poste à force de bons et loyaux services, il entendait accomplir cette nouvelle mission avec conscience professionnelle. Cum diligentia. Ce serait une nouvelle preuve de ses capacités. Comme la plupart d’entre nous, Priam considérait qu’il devait sa bonne fortune à ses mérites, tandis qu’il attribuait facilement ses revers à la seule malchance.

VI. Sixième Temps : Rencontre avec un éditeur


Le cinquième état du palimpseste présentait un extrait du texte. J’écris, j’écris encore. À la fin il y en a une centaine de pages A4 (ou 280 000 signes) et je pose le point final. Mais tant qu’un texte n’est pas publié, il reste sur le métier, ses fils de chaîne accrochés aux pesons, sa trame close, mais pas définitive. Il n’est qu’un état d’un texte en devenir, susceptible d’être modifié. Quand je pars en quête d’un éditeur, je n’imagine pourtant pas quelle transformation il va connaître. Une métamorphose.
Puisque l’action se passe en Narbonnaise, je dirige mes regards vers le Langudoc. À mi-chemin entre Marseille et Narbonne, je découvre les éditions Sansouire. L’esprit de cette maison me plaît. Premier contact pa mail avec Doriane François : oui, le projet pourrait les intéresser. J’envoie mon manuscrit et l’attente commence. Elle sera longue. Quand il me téléphonera enfin pour me proposer une publication, Frédéric Gonzalez m’expliquera qu’ils sont peu nombreux, que les choses prennent du temps. Qu’importe ? Mon texte leur a plu, et leur idée me plaît : l’adapter en bande dessinée jeunesse. Le sujet s’y prète, et j’y avais déjà songé, notamment après avoir rencontré Laurent Sieurac, le dessinateur d’Arelate (J’en profite au passage pour le remercier d’avoir lu mon texte et de m’avoir encouragée à le faire éditer.) Les éditions Sansouire et moi nous mettons d’accord. Rendez-vous est pris pour nous rencontrer avec Jean Cubaud, qui sera le dessinateur...

VII. Septième Temps : Les carnets de Jean Cubaud : mes personnages ont un visage


Je sais que Jean Cubaud s’est mis au travail, qu’il va me montrer ses dessins. En arrivant à Nîmes, je suis impatiente de voir quelle tête il aura donné à mes personnages, curieuse, un peu inquiète aussi. Il sort ses carnets, épais, plusieurs volumes : je ne m’attendais pas à ce qu’il ait déjà réalisé tout ça. Et je les vois : Priam, Nicé, là, présents devant moi. Je les vois pour de vrai pour la première fois, mais c’est comme si je les reconnaissais. Car ce sont eux, bien eux. Ils ne pouvaient être autrement. Car Jean a lu mon texte avec attention. Il lui a donné forme. Il a donné un visage à mes personnages, précisément. Je comprends aussitôt que ce sera un plaisir de travailler avec lui.
Cependant la tâche ne fait que commencer. Voici mon manuscrit. Il l’ouvre devant moi : c’est comme s’il l’avait découpé. Il a tracé entouré au crayon à papier paragraphe par paragraphe, a numéroté ce qui sera les cases des futures planches de la BD. Et puis il me fait feuilleter ses carnets de croquis : les scènes s’esquissent, au crayon gris, son trait rapide et précis à la fois me séduit, son professionnalisme et sa poésie.
C’est étonnant, intéressant, drôle, un peu perturbant, de voir mon texte haché comme ça, hachuré par endroits, là où il suggère de couper : les appels à la muse, les digressions et autres promenades, les explications historiques, bref ce que je publie dans ce blog. Il reste quand même beaucoup de matière. Cela ferait trop de pages pour une BD, il va falloir couper dans l’histoire. Les semaines suivantes seront consacrées à faire cette sélection, puis à affiner le premier découpage. De mon côté, je procède à la réécriture de quelques scènes (l’ouvrage doit être lisible par la jeunesse). Il me faut aussi raccommoder joliment, raccorder entre elles les parties que l’on a taillées. J’abandonne à regret quelques épisodes, notamment l’incendie de Narbonne, mais il faut me rendre à la raison, ce serait beaucoup trop long. Je les ai gardés en réserve, je ne doute pas qu’ils seront matière à de futurs récits.
Une fois cette trame décidée avec l’accord de l’éditeur, le nombre de planches, les coupes dans le texte, le découpage du texte, le nombre de vignettes par planche, commence pour Jean un gros travail de dessin à la plume, et je troque provisoirement mon rôle d’autrice pour celui de conseillère technique, d’aide à la documentation.


VIII. Huitième Temps (1) : Le travail de documentation




VIII. Huitième Temps (2): Le plausible et le vraisemblable, nos seules limites

Alors ça, c’est typique ! Julia et Fadius décidant du sort de Nicé, je vous les ai montrés comme Monsieur et Madame Onépanimporteki prenant le vin chaud (à défaut d’un café par trop anachronique), l’hiver au salon et l’été au jardin en discutant des affaires courantes, assis devant une table basse sur des fauteuils d’osier à haut dossier, vous trouverez les mêmes au premier magasin de meubles, tout pareil garnis de petits coussins ronds. Et puisque c’est l’été (cf. les figues mûres etc. etc.), le fils aîné est parti en stage, le second est en vacances chez ses cousins, il n’y a que le petit dernier qui est resté avec papa maman. Superbe exemple du placage d’un schéma mental moderne sur une fiction ancienne ! Je transpose la réalité tangible de ce qui m’environne dans un monde inaccessible autrement. Que pourrais-je faire d’autre en effet pour m’y ouvrir une lucarne, pour le rendre concret, pour vous le faire palper ? Et puis pourquoi pas ? Ma seule limite est le plausible. Les fauteuils en osier et les tables basses abondent sur les bas-reliefs antiques. Tant qu’ils ne sont pas en plastique ni en aluminium, j’ai le droit de les faire figurer dans l’image que je peins de mon Antiquité. Ils pourraient être vrais. Et Fadius et Julia, des hommes comme moi, nous avons la commune expérience de la vie, pourquoi ne saurais-je pas ?
Je sais : ils étaient là dans l’odeur pénétrante du figuier, dans son ombre douce et apaisante, les reposant de la torpeur d’une chaude journée d’été. J’ai vécu comme eux ces moments de repos d’une fraîcheur bienfaisante, je sais. Et comme ils ont plaisir à se retrouver, soulagés de l’incertitude de revoir l’autre en bonne santé.
Je ne sais pas : ce qu’était pour eux l’univers, ce qu’ils en percevaient et leur rapport au monde, moi dont le palais garde le souvenir de saveurs dont ils n’imaginaient même pas l’existence. Qu’est-ce que c’est, de ne pas connaître le goût du café, du chocolat, de la tomate ? Et aussi : orange, pamplemousse, aubergine, artichaut, sucre, poivron, thé, whisky, menthe, carotte, riz, spaghetti et graines de tournesol ? Même leur vin était différent.
Je sais : la peur et la violence des rapports humains. Je ne sais pas comment ils s’en accommodaient, et de la force et de la loi, ni ce qu’était dans leur tête cette norme d’inégalité intégrée à leur mentalité. Je crois : « Tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », c’est mon credo et mon axiome, mon horizon tout à la fois et mon vademecum. Eux étaient libres et leurs esclaves ne l’étaient pas, leurs affranchis à moitié. Eux étaient citoyens romains et cela ne les étonnait pas que dans l’Empire, dans leur province, dans les cités mêmes qui les environnaient, la loi ne soit pas identique pour tous. Et parmi les hommes libres encore, être pérégrin, latin ou romain impliquait des droits différents pour chacun. Comment pourrions-nous nous comprendre ? La question que je dois me poser quand je cherche à décrire tel épisode vécu par tel personnage n’est pas : « que pensait-il à ce moment-là ? » mais « comment pensait-il ? ». Je ne pourrai pas y répondre. Je peux tenter de retrouver son geste, peut-être son émotion. Il m’est impossible de pénétrer plus avant dans sa sensibilité. Les portes de son univers mental me sont condamnées.


VIII. Huitième Temps (3) : Comment pensaient-ils ?

Comment pensait Priam en faisant la course avec ses copains ? Et le soir sur son matelas de paille, dans le dortoir de l’aile des esclaves que le départ de la domina lui faisait réintégrer, quelles images repassait-il de sa journée ? Moi je sais qu’il ne pourrait jamais s’engager derrière l’aigle romaine, car on ne recrutait les braves légionnaires que chez les citoyens. Mais lui, le savait-il ? Comment le savait-il ? On ne lui avait sans doute pas expliqué. C’était comme ça, non dit, normal et évident. Et pouvait-il rêver ? Quels mots pouvait-il mettre après cette assertion commune aux enfants : « quand je serai grand... » ? Quand il serait grand, cela continuerait, il ferait ce qu’on lui dirait, sans pouvoir décider. Sa vie ne lui appartenait pas. Pourtant il désirait, bien sûr, et il rêvait...


IX. Neuvième Temps : Fadia Nicé en librairie



ALBUM DE LA PUBLICATION

Le dossier de presse annonçant la parution de l'album
disponible sur demande à l'adresse suivante : sansouire[arobase]yahoo.fr


Quelques articles de presse
Gazette de Nîmes Midi libre




Article de L. Force en ligne sur le site de Connaissance hellénique




Jeu-concours sur le site d'Arrête ton char




PREMIÈRES RENCONTRES AVEC LE PUBLIC

Salon de la biographie à Nîmes


Rencontres archéologiques de la Narbonnaise à Narbonne



X. Dans la courbe du temps Carpe diem

Ne cherche pas à savoir, cela n’est pas permis,
ni pour moi ni pour toi quelle fin réservent les dieux, Leuconoé,
et n’interroge pas les nombres magiques venus de Babylone.
Il vaut mieux accepter ce qui doit arriver !
Que Jupiter nous accorde encore bien des hivers,
ou que celui-ci soit notre dernier
à voir la mer Tyrrhénienne déferler sur les brisants du rivage,
sois raisonnable, verse-nous du vin clair
et taille les espoirs lointains à la mesure de notre courte durée.
Pendant que nous parlons, le temps jaloux a fui.
Cueille le jour présent, et ne crois pas trop à demain.

Horace, Ode XI, Livre I


Nous croyons pouvoir jouir de gloires à venir et de jours meilleurs, au lieu de profiter de chaque minute qui nous est confiée. À trop vouloir préparer l’avenir, on laisse passer le présent. À désirer trop de choses à fois, on néglige les plus importantes et on oublie de vivre. De par delà les siècles je te salue, Nicé, et toi Polycratès, que la terre vous soit légère, elle qui m’attend aussi, et je salue vos Mânes. Que vos cendres aujourd’hui dispersées y trouvent le repos et s’assemblent autrement pour former belle matière, au recyclage du temps et des éléments. Nicé pour toujours enroulée comme moi dans la courbe du temps car ce qui fut est et ce qui sera est, Nicé quelque part enroulée dans la courbe du temps, présente à l’univers, je ne peux ni te voir ni te toucher, j’en appelle aux dieux qui sont à l’origine, Janus qui le premier doit être nommé, Cronos et Mnémosyne, qui eux savent le temps, qui ferment les yeux au présent douloureux, qui ouvrent d’autres yeux au-delà, au-dedans, à cet ailleurs du temps qui est toute mémoire, Nicé petite forme grelottante et humaine, petite boule enroulée dans ton manteau de laine brune pour te protéger de l’orage qui t’a surprise en chemin, de retour du cimetière, un rideau de perles de pluie blanches, grasses, lourdes et qui s’écrasent, bruit grondant dont le flux emplit le chemin, pétrit la poussière, fait du chemin un fleuve qui enfle, aspergée et trempée Nicé se pelotonne contre un pan de mur qui ne peut l’abriter et cette même pluie faite rivière et mer, et nuage de pluie, giclée, bue, recyclée, faite nuage et mer, flaques, éclaboussée, et cette même pluie dans la courbe du temps, cycles incalculables, goutte, fleuve, océan, et cette même pluie s’abat et me réjouit, tache blanchâtre du grésil sur le trottoir et dans le caniveau débordant, je sais la puissance des éléments, la violence vitale de la pluie d’orage déborde le cours de mon humaine fragilité, dépasse tout contrôle, franchit toute limite, inonde ma pensée, un rideau blanc de pluie qui me cache le monde et fait jaillir le temps.



XI. L'esclavage au XXIe siècle et l'enfance de Priam : Souvenir de monsieur S., hommage à Biram Dah Abeid et à tous les militants d'IRA Mauritanie

Marseille, 2007 ap. J.-C.

J’ai rencontré un homme au regard pétillant, grand, bien proportionné, au sourire franc. Le lobe de son oreille gauche était sectionné. «C’est, me dit-il, la marque des esclaves rebelles. Chez moi là-bas, en Mauritanie, quiconque me voit le sait : je me suis révolté et j’ai été puni, je suis un esclave rebelle. Et si je suis repris, je serai rendu à mon maître et qui sait ce qu’il fera de moi, l’esclave enfui. Je n’aurai d’autre loi que lui.»
«Vous savez,» me dit cet homme, «quand j’étais enfant je vivais au désert. J’élevais des chèvres et quelques chameaux, je traitais bien les troupeaux, je leur trouvais à boire en creusant dans le sable et puis moi, après seulement, je buvais. Vous savez le patron était content de moi, quand il venait nous visiter il me félicitait et moi j’étais content d’être complimenté. C’était comme ça, quand le patron venait on devait lui servir à boire et à manger, nous les enfants pasteurs, on devait lui verser le thé, et délasser ses muscles fatigués, longtemps, longtemps le masser. C’était comme ça. Les enfants du patron allaient à l’école, ils apprenaient à lire et à compter, pas nous. C’est comme ça là-bas, si deux esclaves se marient, la femme va servir le maître de son mari, mais les enfants appartiennent au patron de la mère, ils retournent travailler chez lui. Moi je me suis révolté, parce que j’ai vu les enfants de mon maître, avec qui je grandissais, qui allaient à l’école et moi je restais garder les chèvres, j’ai remarqué qu’ils n’étaient pas traités comme nous. J’étais une forte tête. Je me suis fait remarquer. C’est pour ça que le neveu du patron m’a emmené avec lui, quand j’ai été plus grand, pour conduire le camion, pour m’éloigner des autres, pour me mater. Je n’avais pas le permis mais c’est moi qui conduisais et quand on arrivait en ville il reprenait le volant. Pendant que je conduisais lui il se reposait. Et quand le camion s’enlisait, il fallait placer sous les roues de grandes plaques de tôle pour le faire repartir, c’est nous qui le faisions, le patron conduisait et nous on mettait les tôles et le camion une fois redémarré devait continuer sur sa lancée, un kilomètre ou deux nous marchions sur la piste, portant les tôles sur nos têtes, à bout de bras, jusqu’à retrouver le camion. Et tout l’argent que je gagnais, parce qu’on travaillait avec les camions pour une société française, tout l’argent je devais le reverser au patron.»

Quand j’ai raconté l’enfance de Priam, c’est à ce monsieur que j’ai pensé. Je le revois me dire avec un haussement d’épaules : «C’était comme ça, à l’époque je ne connaissais rien d’autre et je trouvais ça normal». Comme Priam tout content, tout fier d’être félicité pour un panier qu’il venait de tresser.


Deux ans plus tard, j'ai fait la connaissance de Biram Dah Abeid. Son combat contre l'esclavage qui perdure en Mauritanie, ses qualités exceptionnelles, son humanisme, son empathie, sa dévotion aux autres, m'ont profondément touchée.

Que ces lignes me permettent d'exprimer l'immense estime que j'ai pour lui, et de lui témoigner de mon amitiés, ainsi qu'aux autres militants que j'ai eu l'honneur de rencontrer, Leila Abeid, Mohameden Dah, Hamady Lehbous, et leurs soutiens d'IRA-France-Mauritanie, Marie et Jean-Marc Pelenc en premier lieu.



XII. Fadia Nicé, Marseille et la biofiction

"Sextus Fadius, peut-être un peu aidé par Dulcis, s’était souvenu du souhait exprimé par Priam et Nicé de vivre ensemble à Ostie. Et comme l’armateur n’avait à se plaindre ni de l’un ni de l’autre et qu’il les aimait bien, il y avait enfin consenti. (...)
La mer était sereine. Nicé avait embarqué dans un navire côtier de taille moyenne, qui devait prendre cargaison dans plusieurs ports de Gaule avant de faire voile vers l’Italie et la Sicile. Les deux premiers jours, aucun événement remarquable ne se produisit qui eût pu égayer ou gêner la traversée. Le troisième, on doubla le cap de pierre rose qui fermait au nord la baie de Massilia, et où des carriers en grand nombre s’affairaient à tailler le roc le plus régulièrement possible. Au loin on voyait déjà, au sommet d’une colline en bord de mer entourée de massifs plus hauts et plus découpés, les éclats argentés du bouclier de la déesse Athéna au fronton de son temple. Les marins s’en servaient comme repère. (...)
On approchait de la passe en chicane qui gardait l’entrée du port de Massilia, et sur un ordre bref, abandonnant Nicé à ses douleurs inavouées et à ses vœux secrets, les cinq ou six marins qui composaient l’équipage se mirent à la manœuvre d’approche. Nicé craignait tant qu’on la laissât en chemin si on la voyait malade qu’elle se leva dès que le bateau fut amarré, et qu’elle refusa catégoriquement de débarquer, se contentant de confier quelques piécettes à un jeune mousse pour qu’il lui achète de quoi manger. Il revint avec un pain rond, des olives et quelques noix. Le soir tombait. Ils mangèrent en silence, assis tous deux sur le pont à quelque distance l’un de l’autre, profitant de l’animation du quai qui attirait leur attention pour éviter de s’échanger le regard et la parole..."



Fadia Nicé, abordas-tu jamais au port de Massilia ? Ce serait vraiment par trop extraordinaire que la Fortune t’ait fait poser les yeux sur la colline où tu reposes aujourd’hui : sinon tes cendres, dispersées au vent d’Ostie par l’irrespectueuse main d’archéologues sans scrupules, du moins leur réceptacle, cette petite urne de pierre qui d’un recoin du Musée d’archéologie m’a menée jusqu’ici. Et je me fais scrupule, moi, de t’y mener aussi. Qui suis-je, Fadia Nicé, pour réécrire ainsi ta vie sans mandat de ta part ?
Si tu étais un personnage célèbre, cela ne me dérangerait aucunement de rafistoler à ma façon les débris d’une existence que, par soif de gloire ou de pouvoir, tu aurais voulue publique, et que par conséquent tu m’aurais donné le droit d’arranger à ma sauce. Mais toi, humble parmi les humbles, toi qui ne t’appelles ni César ni Cléopâtre, tu n’as eu qu’une vie et je te la pastiche. J’anticipe même sur ton post mortem en te faisant toucher à Marseille. Remarque que j’ai la délicatesse de ne pas t’y faire débarquer. Tu as encore des années à vivre, et je te les souhaite heureuses, sous le ciel latin. Ce ciel latin qu’en vrai, tu as peut-être eu toute ta vie au-dessus de la tête. Pourquoi toutes ces péripéties, et a-t-on besoin, pour être affranchie de Sextus Fadius Secundus Musa, d’avoir logé dans sa maison de Narbonne ? Absolument pas ! Le bonhomme possédait sans aucun doute un bon paquet d’esclaves en Italie. Alors voilà, on reprendrait tout et on dirait que tu serais née à Ostie d’une esclave de la compagnie et qu’on t’aurait casée, pas contre ton gré mais sans te demander ton avis, avec le fils d’une autre esclave des naviculaires, et que tu aurais mené une existence obscure, sans tumulte ni péripéties, presque pépère et entourée des tiens, dans ce milieu prospère des négociants en huile. Ça te plaît comme ça ? Ça te va mieux ? Eh bien pas à moi. Parce qu’après tout, zut ! Ce n’est peut-être pas ta vie, mais c’est mon histoire : je continue.





XIII. Dernier état du palimpseste : Sit tibi terra levis

Aux vivants d’aujourd’hui,
dire aussi qu’ont été ceux qui n’ont pas de nom,
car pas de sépulture

J’ai voulu montrer l’intime proximité qui existe entre nous et les hommes du passé, dans leur vie quotidienne, manger, dormir, s’occuper, malgré les grandes différences matérielles de nos modes de vie ; la proximité de notre rapport aux autres et de nos sentiments, amour, indifférence, soif de domination, compassion, empathie, haine, jalousie, notre commune peur de la mort et le même fonctionnement de notre cerveau qui nous impose le pourquoi dès l’âge de trois ans, notre nécessité de chercher des réponses et des explications.
Et à la fois l’extrême et intime distance qui nous en sépare, car les réponses qu’ils se faisaient, et celles que nous nous faisons, sont éloignées à l’infini. Ils ne pouvaient pas imaginer l’univers tel que nous nous le représentons aujourd’hui, et nous avons l’impossibilité absolue de faire abstraction de notre représentation du monde pour nous approcher de la leur. Si je dis : ils croyaient que la terre était entourée d’un fleuve circulaire qu’ils nommaient Océan, où est-ce que je mets l’Amérique ? Dans les étoiles de notre univers en expansion ? Et en les écoutant prier pour les Mânes et le Dieu souterrain des morts, qu’est-ce que je fais du Big Bang et du Paradis ? Qu’importe que j’y croie ou pas, il existe en moi des représentations du Bon Dieu ou de l’Amérique que je ne peux supprimer. J’aurais beau m’efforcer de les ranger au noir, de les faire glisser derrière l’écran où je projette les silhouettes et les pensées de Priam, de Fadius Secundus et de Nicé, il m’en reste la mémoire cache. Impossible à effacer. Le passé est réel tout comme le futur, et réel le pouvoir de Mémoire et de Temps qui nous fait participer de l’un comme de l’autre. Je n’en suis qu’une toute petite parcelle, et je me réjouis de mes limites qui me permettent d’exister, qui me font dire « je » ici et maintenant. Mais j’aime coller mon œil aux rares interstices de l’horizon du temps pour tenter de saisir un éclair de l’infime et immense vérité des hommes.


Vale æternum, Fadia Nice ! Sit tibi terra levis !






Le musée d’Archéologie méditerranéenne se situe au premier étage du Centre de la Vieille Charité, 2 rue de la Charité, 13002 Marseille
« Fadia Nicé ou l’histoire inventée d’une vraie esclave romaine », éditions Sansouire, est en vente en ligne et en librairie


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