L'esclave gauloise de Pythéas


Première partie : Le Départ





Les marins du bord se moquent d’elle, parce qu’elle n’arrive pas à prononcer leur nom, ni celui du commandant de l’expédition : Pythéas de Massalia. Le destin de ces hommes est désormais lié au sien. Ils l’ont emportée. À cause d’eux elle a quitté son île. Sur le bateau, elle le sait, ils la laisseront tranquilles.
Elle quitte son île pour la première et la dernière fois. Elle le sait : elle ne reviendra pas. Son île, Uxisama, est au centre du monde, exactement. À certaines grandes marées, on y voit le soleil se lever au moment même où la lune se couche. Les druides savent ces choses à l’avance. Il faut en remercier les dieux. Elle regarde s’éloigner les hautes falaises grises. Elle garde dans le cœur l’image de son village et des champs alentour, de la lande où battent les vents, où fleurit la bruyère, où courent les lapins.
Elle ne préparera plus pour les célébrations d’équinoxe les galettes de blé, les pains de goémons, et les pâtés de bernique auxquels il faut donner la forme même du coquillage, un cône strié, pour apaiser le congre géant qui gesticule en profondeur, aux confins de la Manche et de l’Atlantique. Ce monstre féroce porte un nom qu’il est interdit de prononcer. On ne peut nommer que sa manifestation, le Fromveur, ou « grand courant », qui sévit aux abords d’Uxisama. Avec elle à bord, Pythéas et ses hommes sont sûrs de le franchir sans encombre et de s’éloigner, et ce faisant, de l’éloigner du lieu où elle est née. Elle ne détache pas le regard de la silhouette de l’île, qui est à l’image de la terre, un gros monticule arrondi. Ici, tout est gris, mais rien n’est monotone. L’étendue marine aux contours indéfinissables est mouvante en surface. La crête de l’onde avance en balancier et la mer prend des couleurs d’azur phosphorescent quand la vague s’enroule avant que de crever, dans la blancheur d’écume. Les nuages s’étirent en hauteur et occupent le ciel, où l’anthracite ouaté se teinte de blanc et laisse çà et là percer un bleu pâli. Malgré leurs noms, les roches de granit ont des formes abstraites. La mer, tantôt basse, laisse à découvert leur base noire de goémon. Quand elle a monté, les rochers affleurent, à vif, partout, déchiquetant le paysage marin sans lui ôter rien de sa puissance tranquille.
Les rochers, les courants, pour terrifiants qu’ils soient, sont des cadeaux des dieux. Ils protègent Uxisama des attaques des hommes. Les tempêtes sauvages, au contraire, sont des calamités que les divinités envoient quand l’ordre du monde est contrarié. Seules les prières et les sacrifices peuvent remettre l’univers en place. Le plus beau mouton noir du troupeau est offert à chaque lune et le druide porte ses cornes, attachées sur son front, pendant deux jours et deux nuits. Il y a une bonne année de cela, quand les marins de Pythéas sont venus sur l’île pour la première fois, ils ont ri entre eux de cette coutume. Heureusement pour eux, ni les druides, ni la doyenne n’en ont rien su : ils ne seraient peut-être pas repartis vivants. Sur le pont de la nef massaliote, elle se souvient de ses incessantes allées et venues de ces jours-là. Elle-même ou une autre esclave devait sans cesse porter la nourriture du four où on la cuisait jusqu’à l’abri sacré, sur la lande des pierres hautes. À l’intérieur, l’explorateur grec et les astronomes celtes partageaient leur savoir. À chaque marée, on envoyait sur l’estran plus de ramasseurs de coquillage que de coutume, et tous les soirs il y eut, dans la maison du chef des druides, profusion de berniques, d’oursins et de cervoise venue du continent.
L’île d’Uxisama va bientôt disparaître au loin, bien au-delà du sillage du navire. Ils voguent vers d’autres côtes. Elle serre un peu plus fort, au creux de sa main, le coquillage sacré de son peuple, son porte-bonheur. Son index s’agace à la pointe du cône, et sur l’aspérité des lignes concentriques qui forment le relief extérieur. Son pouce cherche du réconfort en frottant la surface interne de la coquille, sa relative douceur.
Au bout des quelques semaines, les Grecs étaient repartis, chargés de présents, pour eux et pour les peuples de la grande île, alliés ou ennemis, qu’il fallait honorer ou amadouer. On avait offert à Pythéas un jeune homme débrouillard pour qu’il serve de guide, et surtout d’interprète. De part et d’autre de la Manche, on parle la même langue. Elle se souvient de la tristesse qui est tombée sur les habitants d’Uxisama, dans les jours suivant le départ de ces étrangers-là. Nombreux étaient les marins à faire escale au centre du monde. Mais ces Grecs arrivaient de plus loin que les autres. Où était Massalia, la terre d’où ils venaient ? Elle le saurait bientôt. Trop tôt, peut-être.
Car il sont revenus, voilà quelques semaines. On a vu leurs voiles venant du Nord cette fois, menés sur la bonne voie par le disque de Taranis. Peu de membres de l’équipée ont péri dans les îles lointaines du septentrion. On se retrouve, on se réjouit, on se félicite de l’heureux sort de ces hôtes si savants et si téméraires. Après un séjour plus bref que celui de l’année passée, mais tout aussi instructif et fécond en échanges, Pythéas a décidé d’embarquer pour son voyage de retour. À nouveau ses nefs sont chargées de victuailles et de dons.
Et le plus beau cadeau du chef des druides à Pythéas, c’est elle, qui se couvre maintenant de son manteau de laine à capuche, car la pluie s’est mise à tomber. Elle n’est pas un cadeau ordinaire. Elle est gage de la traversée, elle est dépositaire du sacré.


Deuxième partie : L’Arrivée





Après plusieurs semaines de navigation de port en port, où les gens parlaient une langue ressemblant à celle d’Uxisama, ils ont traversé un passage terrible. Des courants opposés se disputaient le bateau, une voile s’est déchirée. Malgré la bourrasque, Pythéas, à plat ventre sur le pont, accroché au bastingage, faisait des relevés et tentait de repérer le mont Kalpè au nord, et au sud l’Abyla : les colonnes d’Héraklès. Cela fait une lune et vingt-quatre jours qu’ils les ont passées. Elle entend les marins prier des divinités aux noms nouveaux pour elle. Mais depuis ce jour-là, la mer ne descend plus. Sans cesser un instant, elle prie la déesse qui dans son peuple, veille sur les marées. Dans le creux de sa main, le cône du coquillage sacré lui impose de ne pas montrer sa peur. Elle se tait. Les marins sont devenus fous. Ils ne se rendent pas compte du dérèglement des éléments, ils ont l’air de trouver normal que chaque soir, la mer soit haute dans leur port d’escale, et qu’au matin non plus elle n’ait pas bougé.
L’esclave gauloise se lamente en secret. Le sort de l’univers n’est pas le seul qui la préoccupe. Elle sait pourquoi on l’a embarquée. Elle sait que chaque soir qui se couche la rapproche de son destin. Elle commence à craindre son destin. Et cette folie des flots, de quoi est-elle le signe ?

Et voici Massalia, le terme du voyage. Elle sent son cœur sur l’enclume. Ils vont toucher au but. Pour elle ce sera la fin du voyage ici-bas. Elle va mourir en touchant terre, les dieux en ont décidé ainsi. Quand il l’a remise entre les mains du Grec, le grand druide d’Uxisama a tenu ce discours :

« En signe d’amitié,
et pour que Taranis et pour que Sirona
veillent sur ta route et te ramènent sauf (toi, tes hommes, ton navire)
au point d’où vous partîtes,
prends cette femme et veille sur elle : elle est des dieux le gage de ta traversée.
Quand tu auras atteint le port d’où tu partis
au terme d’une heureuse et saine traversée
Offre sa vie aux dieux
Pour les en remercier. »

De toutes les esclaves de l’île d’Uxisama, c’est elle qui a été choisie. Elle n’en était pas peu fière. Grâce à sa personne, les marins aujourd’hui entrent saufs dans la passe du port et saluent le retour dans leur chère patrie. Mais pour elle la perspective de la fin se rapproche, et soudain elle sent un grand vide, un grand désespoir en son âme.
Elle regarde les hauts murs de la ville où des archers sont postés. Elle regarde l’animation du port, les bateaux que l’on décharge de leur cargaison d’amphores, les pêcheurs occupés à réparer leurs filets, les vendeuses qui écaillent le poisson pour les clients. Elle sent une lame lui transpercer le cœur. Bientôt tout cela n’aura plus d’existence pour elle. Elle sera dans les ténèbres, dans le labyrinthe de l’au-delà formé par les racines de l’Arbre du monde. Elle regarde les édifices sacrés de Massalia, leurs formes régulières, formes nouvelles pour elle. Devant quel autel son sacrifice aura-t-il lieu ? Est-ce sur ces colonnes que l’on exposera son cadavre sanglant, en offrande aux puissances voraces et terrifiantes qui régissent l’univers et qui protègent les vivants ? Elle regarde la mer : la mer n’a pas bougé. De quelle faute les hommes se sont-ils rendus coupables pour que les éléments se dérèglent ainsi ? Elle prie pour que sa mort serve à rétablir le cours normal des choses.
Mais voici Pythéas qui s’approche, qui lui fait signe de le suivre. Tremblante elle obéit, le cœur figé, résignée à son sort. Il ne faudrait pas fâcher plus les dieux. Elle doit se montrer digne du destin qui a été choisi pour elle. Elle fait simplement le souhait que son trépas ne soit pas trop douloureux.


Plusieurs années ont passé. Tous les matins, Pythéas envoie son esclave gauloise au marché. Elle ne s’étonne plus de la monotonie des flots. Elle contemple leur bleu profond et les éclats du soleil sur les vagues. Tous les jours, Pythéas s’entretient avec elle dans sa langue gauloise. C’est pour cela qu’il l’a gardée : par nostalgie de son périple, et pour pouvoir perfectionner sa pratique du parler celtique. Non seulement il ne l’a pas livrée aux coups du sacrificateur, mais jamais il n’a fait mention de ce cadeau diplomatique aux magistrats de sa cité. Jamais il ne l’a présentée à une divinité. Jamais il n’a évoqué les paroles du grande druide. Il dit que ce sont les Barbares qui continuent de sacrifier des hommes. Que jadis dans sa cité, aussi, on offrait exceptionnellement une vie humaine aux dieux, dans les cas les plus dramatiques, mais que ces agissements condamnables ont cessé. Il est fier de la grandeur de ses coutumes et de sa civilisation. Il voudrait qu’elle lui soit infiniment reconnaissante de l’avoir laissée vivre. Mais sa vie, c’était là-bas, dans son île au centre du monde, battue par les vents et par les courants ! Et son rôle, c’était de mourir pour assurer la sécurité aux marins, et aux hommes l’harmonie des dieux !
Elle méprise Pythéas. Cet homme ne respecte rien ! Il a même détourné à son profit la plus grande des offrandes, une vie humaine. Elle craint qu’il ne leur en coûte beaucoup à tous les deux, tôt ou tard. Alors tous les soirs, elle se prosterne devant la seule chose qui lui reste de son ancien monde : une coquille de bernique. Elle a l’apparence d’un cône, d’une pyramide. Elle est douce en dedans et rugueuse en dehors. Elle a la forme de l’univers. Et dans ses prières, l’esclave gauloise voue Pythéas à l’oubli.

Laure Humbel
mis en ligne le 31 mai (pour la première partie) et le 11 juin 2018
très très librement inspiré par l'article de Jean-Paul Le Bihan, "Île d'Ouessant, les traces d'une mythologie océane", Archéologia n°487, avril 2011