mardi 2 février 2021

Le sens de la fête

Ma grand-mère faisait déjà des crêpes le 2 février. Chacun notre tour, il fallait les faire sauter en tenant dans l’autre main une pièce de monnaie. L’année serait prospère. Je ne perpétue pas cette superstition, mais les crêpes, oui, je continue de les préparer à la Chandeleur comme les générations qui m’ont précédées.

Pourquoi ? La gourmandise, bien sûr, fait partie de la fête, mais nous sommes repus toute l’année, et ce n’est pas la raison profonde. L’attachement à une tradition est fait d’une sensation d’épaisseur, dans le temps linéaire (la transmission) et dans le temps cyclique (la répétition), ainsi qu’à une conscience du collectif (tous ceux qui partagent cette tradition font les mêmes gestes au même moment). Ce serait parce qu’on se sent moins seul ? Pourtant, sensation ne fait pas sens.

Les praticants vous diront qu’ils fêtent aujourd’hui la Présentation du Christ au Temple et la Purification de Marie. Selon la loi de Moïse, tout garçon premier-né doit être consacré au Seigneur, et toute femme ayant accouché d’un garçon doit effectuer des rites de purification quarante jours après la naissance, quatre-vingt jours si c’est une fille(1). Respectant ces prescriptions, les parents de Jésus se rendent à Jérusalem avec deux tourterelles à sacrifier. Au Temple, ils rencontrent le vieillard Syméon qui vient au-devant d’eux, averti par une prophétie de l’Esprit saint, et qui désigne l’enfant comme « la lumière pour éclairer les nations et la gloire d’Israël ».(2) La date de Noël ayant été fixée au 25 décembre dans le courant du IVe siècle ap. J.-C .(3), la Présentation est donc fêtée le 2 février, 40 jours plus tard. Au cours du Moyen-Âge, après l’invention de la bougie, on fait bénir ce jour-là un cierge que l’on gardera précieusement toute l’année. D’où le nom de Chandeleur, attesté au XIIe siècle, de Festa Candelarum, la fête des chandelles. Cette fête clôt le cycle de Noël, qui est de plus d’une façon lié à la lumière.

Cela fait sens. Mais pour les autres ?

Nombreux sont ceux, me semble-t-il, qui se reconnaissent des traditions ancestrales sans plus avoir de croyances communes avec leurs ancêtres. Nombreux aussi sont ceux qui aimeraient comprendre ces traditions. Et si la dimension symbolique leur échappe largement, ou bien leur indiffère, ils en cherchent l’origine, pour leur donner au moins un sens historique. Et aujourd’hui l’histoire s’écrit… sur internet. La petite histoire, toujours la même à peu de variantes près. Sur la plupart des sites, on trouve les mêmes approximations et les mêmes erreurs, à qui la répétition, la répercution, l’amplification exponentielle sur la toile, donnent des allures de vérité. C’est redoutable.

Je ne prétends pas savoir grand-chose des origines de la Chandeleur. D’ailleurs, personne n’en sait vraiment rien car les sources sont très pauvres ou contradictoires(4). C’est pourquoi toutes les affirmations que vous lirez ici ou là sont à prendre avec beaucoup de précaution. La fête est connue à Jérusalem au IVe siècle et à Constantinople au VIe siècle. Pour Rome et l’Europe occidentale, c’est plus problématique. Elle y est attestée au VIIe siècle, mais certains placent son apparition en 494, sous le pontificat de Gélase. Ce pape énergique l’aurait introduite pour remplacer les Lupercales, grande fête de la purification dans le polythéisme romain, et qui était célébrée le 15 février.
C’est possible… mais rien n’est moins sûr. D’ailleurs, en patientant une petite quinzaine de jours, vous verrez que la saint Valentin est créditée des mêmes origines, en invoquant cette fois-ci non plus les les rites de purification, mais les rites de fécondité qui faisaient également partie des Lupercales. En fait, la seule chose que l’on sache avec certitude, c’est que Gélase s’est fermement opposé au maintien des Lupercales.(5)

Rien n’est sûr et ce flou me fascine. Ce changement majeur de civilisation, le passage d’une vision polythéiste du monde, animiste même par certains côtés, à une conception monothéiste et transcendante de la création, ne connaît pas de ligne de démarcation nette. En 494, un siècle donc après le triomphe du christianisme et l’interdiction de tout autre culte dans l’empire romain(6), on perpétue des traditions renvoyant à la fondation de Rome et aux jumeaux allaités par une louve, alors que personne ne croit plus ni à Mars ni à aucun des dieux ancestraux. D’ailleurs, les Lupercales de la fin du Ve siècle ap. J.-C. ne devaient plus ressembler que de très loin aux cérémonies des époques antérieures(7). Et même si Gélase n’organise pas le remplacement encadré d’une fête par une autre, des fêtes approchantes sinon similaires vont finir par s’instaurer dans le même temps de l’année. Elles perdurent jusqu’à aujourd’hui.

La permanence d’un geste dont la signification antique s’est perdue (comme pour nos vœux et nos étrennes du Nouvel An(8)), le remplacement d’un rite par un équivalent (comme ce fut peut-être le cas pour la Chandeleur), ou encore la superposition d’une symbolique nouvelle sur des pratiques persistantes (comme l’instauration de la fête de Noël fin décembre au IVe siècle ap. J.-C.) m’intéresse d’autant plus que nous vivons, me semble-t-il, un autre moment de passage d’une conception du monde à une autre. Rien de comparable avec la fin de l’Antiquité, car le christianisme, religion sur laquelle s’appuient une grande partie de nos fêtes et de nos traditions, ne me semble pas menacé de disparition. Néanmoins, le sens chrétien de ces fêtes se perd peu à peu. Les galettes des rois sont proposées à la vente dès avant le 25 décembre, et pour beaucoup, Noël n’a plus rien à voir avec la naissance du Christ.

Or nous avons besoin que les choses aient un sens. On peut avoir une pensée symbolique, une recherche spirituelle, même sans croire en aucun dieu. Et nous avons besoin de donner collectivement du sens à nos actes, à nos rites. Je ne trouve pas satisfaisant que Noël soit réduit, comme il tend à l’être, à une fête de l’accumulation des biens matériels. Il nous faut définir des horizons communs, où chacun trouvera du sens et de la profondeur, quelles que soient nos croyances ou nos incroyances. Peut-être un jour Noël redeviendra-t-il une fête des chrétiens ; peut-être fêterons-nous tous, quelques jours plus tôt, la lumière qui s’en va et renaît, le silence du solstice d’hiver, comme nous célébrons le solstice d’été en chantant. Instituée par le pouvoir politique en 1982, la fête de la musique a rencontré tout de suite une grande adhésion populaire. C’est sans doute que nous y voyons une occasion de partage, un événement où tout le monde peut et participer, bref que nous lui trouvons collectivement du sens.

Ne pouvons-nous pas en donner aussi aux autres moments qui rythment nos années ?

(1) Lévitique, 12
(2) Luc, 2, 22-38
(3) Claudio Gianotto, « L’Origine de la fête de Noël au IVe siècle », in Gilles DORIVAL et Jean-Paul BOYER, La Nativité et le temps de Noël, Antiquité et Moyen-Âge, Publications de l’Université de Provence, 2003, p.65-79
(4) https://croir.ulaval.ca/nouvelle/chandeleur-la-recherche-historique-stagne/
(5) Pour les latinistes, lettre de Gélase à Andromachus, édition Otto Guenther :https://archive.org/stream/CorpusScriptorumEcclesiasticorumLatinorum35.1/Corpus_scriptorum_ecclesiasticorum_Latinorum_35.1#page/n557/mode/2up
(6) édit de Thessalonique promulgué en 380 par l’empereur Théodose
(7) Pierre CHUVIN, Chronique des derniers païens, Les Belles Lettres - Fayard, 1990, p. 127 et 265, et Jean-Michel Carrié et Aline Rousselle, L’Empire romain en mutation, Des Sévères à Constantin, Seuil 1999, p. 356
(8) Françoise MONFRIN, « La fête des calendes de janvier, entre Noël et Epiphanie. La rencontre de 2 calendriers », in G. Sorival et J.-P. Boyer, La Nativité et le temps de Noël, Antiquité et Moyen-Âge, Publications de l’Université de Provence, 2003, p. 95-119