Le chant des bouches mortes


Portsall, depuis le Guiligui

Le chant des bouches mortes, où s’est-il dispersé ? Où s’en est allé le langage d’avant ? Celui d’avant avant. Avant les états précédents de ma langue, avant la langue d’oïl, avant le bas latin, avant le haut latin, avant la langue indo-européenne antérieure au latin. Avant les langues gauloises parlées ici avant, le celte des Ségobriges, des Arvernes, des Éduens, dont il reste quelques traces dans les vocables que prononce ma bouche vivante quand elle dit « le mouton », « la ruche » ou, moins souvent, « l’arpent ». Où sont parties les langues dont il ne reste rien ?
Qui saurait le dire ?
Il reste la bouche ouverte de statues dressées, en forme de pierre creuse.
Il reste de cri de chasse des hommes non figurés derrière les troupeaux des bisons sur les murs des cavernes.
Il reste le murmure de la pluie, le gazouillis du vent, le mugissement des flots à marée haute sur les rochers battus des îles aux tombeaux. Dans les grands cairns des côtes bretonnes, où furent inhumés de puissants personnages, la tempête souffle à travers les tunnels le non-dit de leur nom, la mer hurle les siècles, et l’oubli du langage s’épaissit dans la brume.
Les rochers ont des noms : la vieille, la tortue, la jument. Quelle bouche les a un jour glissé à quelle oreille ? Qui les a recueillis ? Bougeraient-elles encore, les bouches des morts, dans les mots qu’on répète ?
J’aime l’idée que les langues puissent s’oublier, et qu’on ait toujours des choses à se dire.

Laure Humbel
mis en ligne le 13 février 2018