Le sourire de la Gorgone



Au mur de la salle de bains, le miroir s'anime à la lumière, grand œil de verre étamé de métal. Elle approche son visage de cet œil glacé, elle fixe le regard qu'il lui renvoie. Son regard ? Elle croit voir son image, mais ce qu'elle voit, est-ce bien elle ? Ou n'est-elle qu'une image ? Le grand œil muet, figé, ne change qu’en fonction des ondes qu’il reçoit de la lumière et du monde. Son seul rôle consiste à montrer des reflets prédéterminés.

Miroir, gentil miroir, éternel objet féminin.

Elle approche de son œil le long cylindre de la brosse noire du mascara. Elle pose aux bords de ses paupières un filtre de séduction. Elle étale sur sa peau un écran de beauté entre son être et le monde. Elle s'applique à faire jaillir du miroir un reflet, une image de femme.

Soyez brillantes !

Quand elle regarde la lune... la lune la regarde... ses yeux, comme un miroir... elle voit son propre reflet dans le ciel des hommes. On lui a dit qu'elle était comme elle mensuelle, froide et mystérieuse, dangereuse, nocturne. Souvent femme varie, lunatique et cyclique, changeante et d'humeur sombre.

C'est tellement nous !

On lui a répété qu'elle n'est que l’à-côté d'un concept mâle doué des lumières de la raison : l'homme.

Posez-lui une question métaphysique !

La télévision allume son œil bleu. Elle y voit défiler des voiles noirs qui forment écran entre le corps des femmes et le regard des hommes. Deux yeux se fixent sur les siens, sans pouvoir s'y refléter, séparés qu'ils sont par l'écran de verre. Deux yeux et une pièce d'étoffe pour mieux envelopper les rêves d'érotisme.

Lui donner votre cœur !

La lune se lève à l'Est. Elle éclaire les longues caravanes d'un Orient rêvé où les hommes sont fiers et les femmes voilées. La lune ouvre une parenthèse dans le ciel velouté. Dans un mois moins deux jours elle la refermera, quand elle aura tracé sa phrase de lumière, écrite de droite à gauche comme ont été écrits les contes des mille et une nuits. L’astre cache et découvre son visage cyclique, le cache et le découvre, telle la danseuse pieds nus sur les carreaux frais, à l'oasis, inscrit ses mouvements à l'ombre dentée des palmes un peu dans ses voiles, et un peu en dehors.

Je n'ai rien à cacher !

Dans le ciel d'ici marqué de lettres grecques (de l'Alpha du Centaure à l'Oméga que forment les étoiles de Cassiopée), le visage de la lune est celui de Gorgone. Elle a le regard hypnotique du monstre aux cheveux de serpents. Ses yeux ne clignent jamais, ses grands yeux creux – à moins qu'ils ne soient glauques et globuleux comme ceux de la déesse à la chouette qui jamais n'usa d'un miroir : la virile Athéna, celle qui fixa sur son bouclier, pour la grande gloire de Persée, le regard de Gorgone autopétrifiée.

S'il résiste, utilisez l'hypnose !

Les anciens Grecs disaient "la tête de la Gorgone" pour parler de la pleine lune. Leurs femmes ne disaient rien. Elles étaient voilées, mauvaises et mystérieuses. Silencieuses, comme la lune. Elles avaient des miroirs pour qu'elles se fassent belles. La lune est un miroir. On leur disait qu'elles étaient comme elle.

Soyez vous-mêmes !

La lune écrit ses signes de droite à gauche, comme les mots de Shéhérazade qui s'envolent en lambeaux, en mille et une virgules incandescentes dans un ciel noir de feu. Badgad, un bombardement, avril 2003. Les feuilles montent vers l'éther, la pensée vole en fumée, il ne retombe que la poussière des mots. Ils ne crépitent pas comme les bombes, mais ils ont le même goût de cendre. Shéhérazade est brûlée vive. Est-ce la poussière de mille et un ans de littérature que la lune apporte jusqu'ici et jette en virgules d'or sur la mer pour les disperser dans l'écume ?

Stop thinking !

Une page brûle en virevoltant. On dirait qu'elle danse, c'est beau et coloré, comme un sari qui tournoie autour de jambes en mouvement. Une flamme multicolore, une image étincelante. Dans ce sari, une femme hurle. Qui a allumé cette torche de chair ? Inde, début du XXIe siècle, un fait divers assez commun. On y compte chaque année des milliers de brûlées vives dans de savantes mises en scène pour cause de dot impayée. La lune se lève à l'Est, cette lune d'Orient qui incendie les nuits.

Express yourself !

Le sang revient comme la lune. Persée détourne les yeux du regard de la Gorgone qui se fige sur le bouclier. Il lève et abat son épée. Gorgone est décapitée. Du flot rouge de ses veines naissent des serpents venimeux qui se changent en corail. Mais sa tête revient apparaître dans le ciel. C'est d'abord une fine parenthèse, qu'elle dépouille lentement de son habit noir, soir après soir, jusqu'au dévoilement de son éclatante splendeur. Une nuit entière. Puis elle se recommence à se couvrir, soir après soir, de l'orbe couleur de nuit. Les corps décapités des femmes-lunes, sur les murs des villes, sont tous très dénudés.

Telle que vous êtes !

Elle éteint l'œil hagard de la télévision, tourne son œil fardé vers le ciel, pour lire à travers la fenêtre les signes de la lune. On lui a appris à les reconnaître. Quand la lune est à moitié pleine, trace une barre verticale le long de son bord plat : en la prolongeant vers le bas, si elle forme un p, c'est le premier quartier ; en la prolongeant vers le haut, si elle forme un d, c'est le dernier quartier. Pourrait-elle se suspendre à cette barre pour atteindre la lune et contempler d’un peu plus haut la terre ?

Avez-vous bien appris votre leçon ?

Elle pense aux femmes des steppes d'Orient, dont les yeux grillagés regardent comme elle la lune croître, pour déchiffrer le ciel et la terre. Elles rêvent peut-être d'une échelle de mots où elles pourraient grimper, pour s'accrocher à cette lumière, pour entrer dans cette parenthèse – ne serait-ce que le temps d'une lune – et échapper à la violence des voiles qui ligotent leurs corps, qui les enferment dans le désir des yeux perçants des hommes. Ont-elles appris à lire ?

Inventez-vous !

Son œil ourlé de noir reçoit depuis longtemps des images et des mots qui prétendent lui faire connaître et le monde et elle-même. Sait-elle mieux les comprendre – elle qui se croit libre et égale – que les femmes voilées d'un imaginaire ailleurs dont elle ne voit qu'un reflet à la surface du miroir déformant de sa culture et de l'information ? Le tourbillon des saris multicolores et le poids des burkas sont bien loin de ses yeux ; et aux murs de sa ville, les femmes sont vêtues de toutes les couleurs : une chaîne rouge entre les fesses ; une dentelle verte sur le sein.

Elle a fardé son œil devant le miroir. Elle sort de chez elle. Une ville en France, troisième millénaire. Elle n'a pas de voile sur la tête. Elle porte sur sa face un écran de beauté entre elle et l'œil des hommes. S'il résiste, utilisez l'hypnose ! À travers les vitres de l'autobus, elle lit l'ordre que lui donne, sur les murs de sa ville, une femme sans tête au corps parfait, aux seins gros comme la lune, à la taille cintrée. Leçon n° 5 : feindre l'indifférence. Elle laisse traîner son œil sur d'autres fesses et d'autres cuisses, elle absorbe des images. L'œil glacé qui l'attend les fera remonter illico à la surface de sa conscience dès qu’elle appuiera sur l’interrupteur de la salle de bains. D’une affiche en grand format, une femme en bleu se précipite vers elle, les cheveux ondulés pour être dans le vent ; une dentelle voile son pubis, une autre couvre à peine l’abondante poitrine qui bondit vers l’avant. Elle a l'air très bête. Elle ouvre grand la bouche, elle hurle : « C'est tellement nous ! » Ses yeux sont fixes et impérieux. Ils ne clignent jamais.

Elle n'a pas trouvé à s'asseoir dans le bus. Elle s'accroche à une longue barre verticale pour ne pas perdre pied. Dehors, au fond de l'abribus, trois jeunes femmes font de même sur un panneau aux couleurs acidulées. Elles ont le corps huilé. Celle que l'on voit de dos est à un fil de la nudité. Et elle tourne la tête, se cambrant autour de sa barre de strip-teaseuse, pour attacher au sien le regard des passantes, leur intimer : « Restez vous-mêmes ! » Ces Gorgones marchandes veulent l'hypnotiser. Elles lui disent d'être comme elles, ces femmes plaquées nues sur les murs de la ville.

Miroir, gentil miroir ?

La parenthèse se referme dans le ciel, un mince filet de lumière dorée qui devient sanguine à mesure que s'y dessine le sourire inquiétant du monstre à tête de femme et à cheveux de serpents. Elle veille sur la nuit des hommes, elle veille à pétrifier sans relâche l'image de la femme, unique et éternelle : un beau corps à offrir – voilé ou découvert. Elle ne clignera de l'œil que l'instant d'une nuit, avant que ne recommence le cycle de la Gorgone.

Laure Humbel
mis en ligne le 7 mars 2018