Les femmes du Parnasse





 La nuit, les femmes sortent. Pas n’importe quelles femmes. Pas n’importe quelle nuit. Pas en n’importe quel lieu. Les fidèles de Dionysos s’enfoncent dans la forêt sur les pentes du Parnasse. C’est l’hiver. C’est la guerre, mais c’est l’hiver. Les femmes de Delphes sortent dans la nuit.

As-tu été à Delphes ?

Le ciel est lumineux, même l’air est lumière. Le pin et le laurier embaument. Les ruines accrochées à la roche ont une couleur dorée et chaude. Et tellement loin, tellement bas, tellement là dans son éclat : la mer. C’était la cité d’Apollon, dieu solaire. Il reste les gradins du théâtre, la forme du stade, quelques colonnes du temple où les dévots venaient chercher aux lèvres de la Pythie le chuchotis obscur de l’oracle, pour éclairer leurs choix. Ils ont gravi la pente, peiné dans la montée. Aux portes de l’enceinte sacrée, ils ont repris leur souffle pour saluer Athéna qui veille sur Apollon, Athéna Pronaia avec son temple rond. Où était la ville par rapport au sanctuaire ? Les thermes, l’agora, les maisons ? Et où était la plaine avec les terres sacrées, prétexte à la guerre ? Rempli de tout l’or du monde grec, le sanctuaire d’Apollon n’était pas géré par la seule Delphes, mais par un collège de nombreuses cités. Or les gens d’Amphissa avaient mis en culture des champs appartenant au dieu. Le collège les avait condamnés à verser une amende. Au lieu de quoi les gens d’Amphissa, avec leurs alliés, avaient pris les armes. Ils s’étaient emparés du trésor du sanctuaire. Delphes aussi avait des alliés, et la guerre continuait depuis plusieurs années. De plus grandes puissances rivalisaient pour l’hégémonie sur la Grèce : Thèbes, Athènes et la Macédoine, dont le nouveau roi s’appelait Philippe. Ces puissances entretenaient la guerre. Amphissa, la cité ennemie, se trouvait de l’autre coté de la montagne. C’était la guerre, mais c’était l’hiver. On attendrait le printemps pour se battre. Ce soir les sœurs et les épouses des guerriers confluaient vers l’agora, les mères, les filles. Au loin, silencieux et déserté, malgré les couleurs peintes à son fronton, le temple paraissait terne. Des nuages s’effilochaient dans un ciel pâli, et un soleil atone disparaissait derrière les cimes. L’hiver, Apollon le Lumineux partait habiter d’autres cieux, au nord, loin, très loin au nord, chez les Hyperboréens. Pendant plusieurs mois la Pythie se taisait.
Alors régnait Dionysos.

Sur l’agora de Delphes la foule drapée dans des manteaux de laine, de lourds et longs manteaux, se rassemble, se cherche, se salue. On vérifie que l’on a bien tous les objets du culte, qui son tambourin, qui ses grelots, qui l’outre de vin. Déjà les grandes torches sont enflammées et autour des femmes de Delphes se pressent les enfants, les servantes, les maris. Les femmes sortent dans la nuit, de leur maison, de leur cité, jusqu’au cœur de la montagne, là-haut dans la forêt. N’ont-elles pas peur ? Le grand Dionysos les protège ! N’ont-elles pas froid ? Le grand Dionysos les réchauffe ! Et les hommes les escortent jusqu’aux limites de la cité, mais pas plus loin, les hommes vont les voir s’échapper dans l’hiver, dans la nuit, dans la sauvagerie, vont les laisser dépasser les bornes, sortir de la norme. Ont-ils peur ? Et de quoi ? Que se passe-t-il là-haut sur la montagne, quand elles honorent le dieu ? Seront-elles encore femmes, ou bien chèvres, louves, biches, compagnes divines de Dionysos-qui-aime-les-métamorphoses ? Avec quels satyres vont-elle chanter, danser, boire ou même pire ?

Les torches s’éloignent dans la nuit froide et les femmes chantent et les femmes marchent. Elles vont à la rencontre du dieu-vigne, du dieu-lierre, du dieu-bouc, du dieu qui abolit les frontières. Sorties des limites ordinaires, abandonnant pour une nuit leur rôle bien défini d’épouse et de mère, elles s’en vont pour bientôt, divines et animales, homme et femme mêlées, pour bientôt voir le dieu, pour s’unir avec lui dans la nature sauvage, à la fois s’affranchir de leur corps et ne pas, être tout à la fois tout leur corps et ne plus, être l’air et le lierre, et la poussée vitale, et le tout et le rien. Elles vont ÊTRE. Longtemps la marche, montant, c’est haut, c’est raide, la buée sort de leur bouche haletante à la lueur des flambeaux, elles transpirent et grelottent, on ne se retourne pas vers les lueurs de la ville, le dieu là-haut les attend, où les bois de pins et d’yeuses sont plus denses, et les branches craquent, on entend un ample battement d’ailes, au loin le hurlement terrifiant d’une bête, et les femmes montent, échauffées par la marche, essoufflées, elles ont du mal à chanter, elle s’encouragent l’une l’autre, plusieurs ont déjà rabattu sur leurs épaules le pli de leur manteau drapé qui leur sert de capuche, elles arrivent au lieu du rituel.

Dans un autre monde, une autre dimension, au loin, loin, elles ne voient plus leur ville, même en se retournant, même en virevoltant, elles sont loin et les bois sont denses, déjà elles ne sont plus tout à fait elles-mêmes, elles s’ouvrent et se transforment, sorties de leurs limites, prêtes à toute rencontre avec Dionysos. Flûtes, grelots, tambourins à la main, les chœurs menées par les femmes les plus respectables de Delphes, elles laissent leurs manteaux à terre et vêtues de simples tuniques, tressant des couronnes de lierre et de chêne vert, elles en parent leur front, arrachant aux rochers des lianes de salsepareille pour les enrouler autour de leur cou, de leurs bras dénudés, de leurs chevilles sautillantes dans la lumière tremblée des torches. Et elles dansent, les cheveux défaits. Au son des instruments, au refrain de leurs chants, mélodie, hurlement. Et elles tournent, un rythme lancinant, et la tête leur tourne, un rythme obsédant, et leurs nuques basculent, un rythme hallucinant, mouvements saccadés de la tête et des membres, un rythme entêtant, des mouvements précis et amples à la fois, qui viennent du fond d’elles-mêmes, qui viennent du fond des âges, et peu à peu elles entrent dans la transe, ensemble mais vivant chacune sa propre expérience sublime, terrifiante et sacrée. Et quand elles ont soif, elles boivent de l’eau et du vin. Et le dieu danse parmi elles, avec son thyrse orné d’une pomme de pin, le vois-tu ? Avec sa peau de faon tacheté qui lui ceint la taille, elles l’appellent, entends-tu ? Avec ses belles boucles et son corps vigoureux, et elles dansent, chantent comme des muses, hurlent comme des bêtes, elles appellent le dieu, veulent se faire prendre par lui, en être possédées, entrer dans le délire sacré où elles ne feront qu’un avec la divinité. Sous les rameaux chevelus des sapins, toute la montagne enthousiasmée est entrée en folie, humains, divins et bêtes sauvages, et les plantes partout se mettent à pousser, délirantes et prolifiques, dans les yeux des célébrantes qui ne sont plus des femmes simplement mais ensemble tout l’univers. Toute frontière est abolie. Voyez ces femmes qui courent à travers la montagne, elles sont prises de folie, ivres de danses et de saccades, c’est l’hiver il fait froid elles sont nues, Dionysos, voyez le dieu à travers les pins, il entre dans la danse, son front est ceint de lierre argenté, elles tournent sur elles-mêmes et font rebondir leur tête sur leur nuque affolée, leur chant s’élève dans l’univers, les femmes ont laissé la cité, leurs hommes, leur ordre, leurs enfants, il fait froid elles dansent nues, elles n’ont plus peur, elles n’ont plus peur, elles ne font qu’un avec le dieu, qui les regarde et les pétrit, le dieu les regarde dans les yeux, il les fait danser, leur offre une nuit d’éternité, une participation au grand dépassement, de sève gonflées, un orgasme de plénitude, une horreur magnifique en ces corps affolés, le dieu voit qu’elles le voient, elles sautent et tournoient, corps désarticulés où l’humain et le dieu l’animal ne font qu’un, le divin et la terre, l’inné, le dieu est l’une d’elles, elles hurlent à la mort, le sang le sang le sang, les enfants abolis, hurlant, laissant couler toute leur douleur de mères, de femmes, elles crient, elles jouissent, sont transportées, elle dansent, hurlent, tournoient, les frontières abolies, elles sont une et le dieu, elles sont le dieu elles sont le dieu elle sont, sans esprit le dieu encore en elles sans forces, le dieu leur a tout pris, la danse, elles dansent sans sentir la fatigue divine qui emplit tous leurs membres, enthousiasmées encore de l’expérience divine, vécue hors de soi sans frontières, les yeux dans les yeux du dieu, ensemble, femmes, elles tournent folles encore, les premières s’écroulent, les autres dansent encore, elles sont à bout de force, le dieu les tient encore du regard et du souffle, divin et animal, elle s’effondrent toutes, les unes après les autres, elles halètent, respirent à grand peine dans la buée de l’hiver, elles s’affaissent, elles se serrent, grelottantes, les unes aux autres, s’agrippent sans se reconnaître ni soi-même ni l’autre, le dieu a gardé leur esprit pour la nuit.

À tâtons elles ramassèrent les manteaux, le leur, un autre qu’importe, et transies de froid et d’ivresse divine, les yeux ailleurs, le visage illuminé, elles sortirent du bois et commencèrent à redescendre les pentes boisées de la montagne. C’était un troupeau de femelles exténuées, une masse compacte de corps cherchant la chaleur, dont l’esprit était resté suspendu aux cimes du Parnasse. Au loin les loups hurlaient, elles n’avaient plus la force de courir, elles avançaient, chancelantes, hébétées, guidées par le seul instinct collectif du retour. Dans la nuit au loin au bas de la montagne, quelques lueurs. C’était la cité des hommes, loin des terreurs et de merveilles inouïes de la forêt, c’était la chaleur du foyer. Elles y seraient avant le jour. Lentement elles avançaient, mais le jour vient tard en hiver, et sans se hâter elles se tassaient encore un peu plus dans la chaleur de la troupe, et une chouette hulula, l’oiseau d’Athéna, mais elles ne savaient même plus cela, et le souffle du dieu les frôlait encore un peu, éructant des exhalaisons sublimes et pestilentielles. Elles atteignirent des remparts qu’elles ne reconnurent pas. Leur esprit était embrumé par le rite du Parnasse. C’était la guerre, mais c’était l’hiver, et les sentinelles s’étaient endormies près de la braise d’un foyer, deux jeunes éphèbes qui dormaient enlacés pour se réchauffer, et les lances qu’ils n’avaient pas lâchées dépassaient de leurs manteaux. Les dernières lueurs du feu jetaient sur leur visage des reflets rouges dans la nuit noire. Si elles n’étaient si fatiguées, les femmes, fidèles de Dionysos, elles les dévoreraient, tout crus, mais au dieu elles avaient tout donné, transformées naguère dans l’heure sauvage de la montagne en lubriques ménades elles n’étaient plus qu’ombres furtives qui passèrent sans un bruit, sans la force de parler, le dieu leur avait tout donné, et comblées, sans dire un mot elles se glissèrent dans les rues muettes et désertes, errant, sans retrouver, aucune d’elle, sa maison, ivres de fatigue et de transe. Rentrées dans l’espace clos de la cité, sécurisé, délimité, elles chercheraient demain, quand il ferait jour. Alors elles se couchèrent, gros tas de femmes enchevêtrées, empêtrées dans leurs manteaux échangés, leurs tambourins perdus en route, leurs torches depuis longtemps éteintes et leurs voix exténuées, elles se couchèrent sur l’agora, sous une colonnade qui les abrita un peu. Le vent froid de l’hiver s’était mis à souffler faiblement.

Le jour se lèvait à peine, on y voyait encore peu dans les rues de la ville. Une jeune servante traversa l’agora. D’autres esclaves allaient chercher de l’eau à la fontaine ou porter un message à quelque parent des maîtres. Ils perçurent cette masse sombre sous le portique. On aurait dit un monstre abattu, mais il bougeait, respirait, et on s’aperçut qu’il avait mille têtes. Sans un mot, les passants matinaux échangèrent un regard et s’étant ainsi encouragés, ils approchèrent. Qui étaient ces femmes endormies, le corps à l’abandon, leur têtes reposant au hasard sur le sol ou bien doucement posées sur la cuisse ou l’épaule de leurs compagnes ? La petite servante s’en fut en courant prévenir sa maîtresse, qui sortit aussitôt. Déjà un petit attroupement se formait sur l’agora de la cité d’Amphissa. Car les femmes de Delphes, en descendant du Parnasse, se sont trompées de côté. Elles sont venues se coucher, sans force et sans défense, au cœur de la cité de leurs ennemis. La nouvelle se répand à la vitesse de l’éclair, et de partout les femmes d’Amphissa sortent de leur maison, confluent vers l’agora, se pressent. Urgence, leur urgence, c’est d’être là avant les hommes. Les femmes d’Amphissa aussi vont s’unir à Dionysos dans la montagne, elles connaissent la puissance du dieu. Ces femmes agglutinées, qui ouvrent çà et là un œil halluciné ou morne, sont sous sa protection. Il faut bien les traiter, sous peine d’encourir le courroux divin. Mais c’était aussi les femmes des ennemis. Qui sait ce que leur feraient subir leurs propres époux si elles tombaient entre leurs mains ? En effet, rapidement, des citoyens convergèrent à leur tour sur l’agora, et déjà ils parlaient du parti à tirer de ces femmes venues s’offrir à eux, et leurs yeux brillaient de convoitise. Certains imaginaient la fin de l’orgueilleuse Delphes, si on la privait des femmes, matrices de guerriers – et avant de les tuer, ils les avaient, là, à leur disposition. D’autres, plus modérés, proposaient d’en faire des otages et d’obtenir une rançon. Mais pendant qu’ils parlent, leurs femmes s’avancent, toujours plus nombreuses, apportant de l’eau et du pain, ou un vêtement de laine qu’elles offrent aux ménades échevelées. Elles forment surtout un cordon bien épais autour des Delphiennes qui, toujours fatiguées mais bien réveillées, voient leur situation avec une grande lucidité. Aucun mot ne s’échange. Non plus avec les femmes de l’autre cité, qui de leur corps, debout, les protègent. Enfin un citoyen s’avança vers toutes ces femmes. Il ordonna aux Amphissiennes de laisser passer les soldats. Ils assureraient désormais la garde des captives. Que les femmes rentrent dans leur foyer ! Elles n’obéirent pas. Au contraire, elles resserrèrent leur rang, pour signifier aux hommes en armes qu’elles ne les laisseraient pas passer de leur plein gré. Et une femme parle. Elle évoque la puissance du dieu Dionysos. Elle dit que son châtiment sera terrible sur la ville, pour tous, femmes et hommes, vieux et jeunes, si les gens d’Amphissa ne respectent pas le principe sacré connu de tous les Grecs, qu’il ne faut pas toucher aux choses de la divinité, ni aux êtres qui se vouent à elle. Elle comprend le sentiment des citoyens, il faut gagner la guerre, elle-même en bonne patriote elle soutiendra l’effort de la cité, elle a donné plusieurs fils, mais toucher à ces femmes ? Sacrilège ! Elles n’étaient pas encore revenues aux hommes, elles appartenaient à Dionysos. Enfin, humble et suppliante, elles implora les citoyens de les garder sauves, de les laisser partir libres. Et au nom des femmes d’Amphissa, elle demanda la permission de s’occuper des Delphiennes. Ces paroles saisirent les citoyens, et peut-être l’ombre du dieu les frôla-t-elle un peu dans le soleil naissant de ce matin d’hiver. Ils virent la détermination dans le regard des femmes. Ils eurent peur en leur cœur des représailles divines, et de la discorde qui naîtrait dans la cité si leurs mères, leurs épouses et leurs filles entretenaient contre eux un reproche sacré. Acquiesçant, ils se retirèrent de l’agora, laissant les femmes de Delphes aux soins de celles d’Amphissa. Aussitôt ces dernières s’affairèrent, allant chercher encore à boire et à manger, et quand les Delphiennes se furent restaurées, et qu’elles purent se lever et marcher, elles se mirent en chemin avec elles. Elles sortirent d’Amphissa par la grande route qui contournait le Parnasse, et traversèrent le territoire cultivé autour de la cité. La terre était brune et grise en cette saison, il n’y avait pas de travail aux champs, seules quelques olives restaient encore à récolter. Les Delphiennes au centre, qui cachaient comme elles pouvaient leurs corps dans leurs manteaux abîmés, honteuses au grand jour d’être dépenaillées. Autour les Amphissiennes, marchant d’un pas sûr, en deux colonnes bien ordonnées, qui les escortaient jusqu’aux limites de la cité, pour que l’engagement pris par leurs hommes soit ainsi respecté. Elles marchèrent en silence jusqu’aux bornes d’Hermès qui marquaient la frontière entre les territoires des deux cités. Là, seules les Delphiennes continuèrent à avancer. Elles passèrent toutes, droites et dignes, sans prononcer une parole, entre les deux rangées des femmes d’Amphissa qui, immobiles, les regardaient s’éloigner. Quand elles furent toutes passées, celle qui fermait la marche se retourna. Elle se trouva face à face avec la maîtresse de la petite servante qui les avait trouvées à l’aube. Leurs yeux se rencontrèrent. C’était des femmes mûres qui avaient affronté la vie, enduré la souffrance, élevé leurs enfants. Et le sang de leurs fils avait été versé. De part et d’autre de la frontière, elles se regardèrent.

Laure Humbel
mis en ligne le 31 octobre 2017

D'après Plutarque, Du Mérite des femmes, 249e